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AU PAYS DES PIERRES

vaillait sur des bateaux charbonniers. Jella n’aimait pas son père ; il l’effrayait et elle priait Dieu de ne jamais le revoir. Lorsque parfois il descendait, de jour, au village, il lui donnait une raclée et aussi à la mère ; il vendait pour boire tout ce qu’il y avait dans la maison ; il jurait ; il dormait. Puis il partait avec les charbonniers, dans la montagne, et l’on pouvait l’oublier quelque temps.

Un oiseau se détacha de la forêt, comme une flèche noire. La fille ouvrit brusquement la porte branlante. Elle dut se baisser sous le linteau bas et elle descendit du seuil en trébuchant. La chèvre — leur unique chèvre — sautilla derrière elle en la poussant dans la pièce humide, sentant la fumée.

La mère de Jella était assise devant l’âtre ouvert et faisait un filet. La lueur des fagots flambants vacillait en courant sur elle. Pendant que ses mains remuaient machinalement au milieu des cordages, elle fredonnait un air étranger, incompréhensible. Jella se dirigea en silence vers la table. Elle tira d’un linge de toile écrue la galette de maïs moisie, mordit un gros morceau, puis commença de traire la chèvre. Sa tête ensommeillée se penchait de temps en temps sur son sein. Alors, la chèvre tournait son regard vers elle avec un air d’étonnement et de patience.

La mère laissa tomber la longue aiguille de bois qui tend le fil. En se penchant pour rattraper l’aiguille, elle cessa de chanter.

Le silence réveilla la fille. Tant de fois, elle avait entendu les chansons de sa mère, et pourtant elle écoutait celle-ci pour la première fois. Elle chassa le sommeil de ses yeux en les frottant, et continua de traire. Le lait giclait dans le pot avec un petit bruit régulier.

— Où as-tu appris à chanter, toi ?

— Pas besoin d’apprendre… Chez nous tout le monde chante.

— Chez vous ? Et on vivait bien là-bas, chez toi ?

Lorsque la femme releva, longtemps après, la tête, le feu éclaira en plein son visage. Sur ses traits fatigués, on voyait la flétrissure d’une ancienne beauté rude. Ses cheveux noirs, grisonnants, couvraient en masse épaisse son front bas ; un cerne bleuâtre s’étendait au-dessus de sa forte lèvre. Dans ses yeux