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LA REVUE DE PARIS

sous la porte de son étable, sans se tromper, dans la cour boueuse et se retournant pour contempler la pastoure. Seul, le favori de Jella, le petit cabri noir, la suivit, après avoir dépassé la maison de son maître, comme s’il désirait quelque chose. La fille comprit son regard, se pencha sur lui, entoura son cou. C’est ainsi qu’ils se disaient adieu tous les soirs. Ils se frottaient l’un contre l’autre comme deux petites bêtes qui se comprenaient bien.

Jella sentit longtemps sur son visage la chaleur et l’odeur herbacée de la chèvre et elle ne pensa plus à Slatka… Un instant, elle s’arrêta près de la maison de Franjo. Une sorte de hurlement douloureux, semblable à ceux que les chiens des villages font entendre dans les nuits claires où luit la lune, pénétra ses oreilles. Le son était d’abord profond, comme s’il venait du fond de la cave ; puis il s’élevait de plus en plus haut et se dispersait en gémissements sourds, enfantins. La femme dont Slatka avait parlé se lamentait, seule dans la maison. Franjo était assis sur les marches du vestibule et balançait au rythme des accents larmoyants sa tête penchée sur ses deux mains.

Plus loin, encore une maison abandonnée, ayant la forme d’une fourmilière, des haies défoncées ; une cour déserte. Plus de chemin ; la fille marchait dans l’herbe mouillée, et elle aperçut, enfoui dans la masse sombre de la forêt, le sommet bosselé du toit de la chaumière maternelle. Il n’y avait pas, dans le village, un toit aussi extraordinaire que celui-là. Le vent l’avait profondément enfoncé dans les murs de torchis. Ces murs s’étaient affaissés sous le poids. Un enfant même aurait pu atteindre l’auvent. Jella se souvint que, lorsqu’elle était plus petite, elle aimait beaucoup ce toit bizarre que la mousse avait envahi, comme un velours brun. Lorsqu’on allumait du feu à l’intérieur, toute la maison fumait ainsi qu’une pipe, et la fumée se roulait au dehors, en filaments bleus, là où elle trouvait une issue. Lorsque l’étroit vallon était battu par la pluie, l’eau du ciel coulait dans l’unique chambre. Il en était ainsi depuis toujours, depuis que Jella avait conscience des choses. Pourtant, sa mère disait qu’autrefois elles demeuraient dans un autre pays ; elles étaient venues de loin, avec le père de Jella, qui, dans ce temps, tra-