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AU PAYS DES PIERRES[1]


I


Une pierre se détacha sous les pieds de la jeune fille. D’abord elle roula lentement, puis de plus en plus vite dans l’invisible. Jella, cramponnée à un rameau, s’inclina, haletante, au-dessus de l’abîme. Elle aimait les pierres lancées à toute vitesse. Elle aimait le fracas de leur chute.

Lorsque, en bas, le précipice fut redevenu silencieux, elle lâcha le rameau avec ennui.

Le soleil avait disparu et les monts du Karst s’enfonçaient sauvagement dans le crépuscule. Des vagues de pierres tourmentées, des fantômes de rocs nus déchiraient le ciel violâtre et froid.

La fille leva les yeux sur le Javorjé. Au milieu des cimes nuageuses la grande montagne brûlait, solitaire, dans le feu des reflets du soleil. En bas s’allongeait le noir des sapins. La nuit printanière se glissait, sans bruit, hors de la forêt. Sur les flancs de la gorge les brise-vents s’étaient assombris ; à leur pied, les petites parcelles de terre végétale rougeoyaient davantage… Plaies vivantes dans la grisaille morte.

Jella savait que des hommes avaient apporté parmi les rochers, dans des sacs, cette terre couleur de sang, et elle savait aussi qu’il fallait défendre chaque motte que veut emporter ce vent sauvage qui secoue sans arrêt les arbres

  1. Ce très émouvant et très curieux roman a obtenu dans son pays d’origine — la Hongrie — un succès qui s’est vite étendu à toutes l’Europe centrale. Nous croyons que la version française n’aura pas un moindre retentissement. — m. p.