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» Que les mystiques et les astrologues chrétiens lisent l’avenir dans l’eau d’un bassin au lieu de le chercher dans les entrailles d’un mouton, la différence nous touche fort peu à Daphné, et je pense qu’elle ne t’a pas été plus sensible à Constantinople ? En un mot, la ruse de l’esprit grec est le caractère universel des hommes de l’Empire ; ils n’ont pas plus le désir d’une vérité divine que d’une autre, trouvant sous leur main autant d’arguments contre que pour toute chose, et tout homme de notre âge est sophiste.

Ici Libanius, étendant ses mains tremblantes comme pour nous embrasser, poursuivit avec chaleur :

— Ô vous ! âmes choisies, en qui la Destinée a mis dès l’enfance le sentiment du vrai, du bon, du beau et de toutes les perfections que notre intelligence s’épuise à nommer d’appellations célestes pour y faire monter le vulgaire ! vous tous, égaux amis, esclaves comme Paul, empereurs comme Julien, ou avocats comme Jean et Basile, citoyens de l’impérissable Daphné, ne sentez-vous pas bien que les efforts des deux religions et de toutes leurs sectes subtiles sont impuissants sur l’homme de nos jours et que rien ne peut secouer sa torpeur ? L’enfant devient sophiste à quinze ans, et son âme se glace de telle sorte qu’il n’y a pas de feu divin qui puisse la fondre. Dès que tu as vu cela, c’est le désespoir qui t’a conduit au désert, Jean, tu peux le nier à tous mais non pas à moi, et tu reviens parce que tu as senti que tu y étais inutile aux hommes. Tu n’avais pas à y donner cet exemple du sacrifice des richesses et des honneurs comme fit Antoine de la Thébaïde ; tu as bien fait de ne pas enterrer toute vivante l’éloquence qui brûle en toi. Je te dirai ce qu’il en faudra faire à présent. Ne pense pas à toi et à la gloire d’être nommé demi-dieu ou saint comme Antoine ; pense à la famille des hommes qu’il faut sauver de la désunion qui est la mort. Helléniens où Galiléens, chrétiens ou païens, tous ceux qui sont grands par l’esprit combattent avec le désespoir et la rage des gladiateurs contre les animaux bas et féroces, ou s’en vont se coucher dans les sables pour mourir. Si tout le monde fait ainsi, notre trésor va périr, Julien, et tu sais ce que c’est que le trésor de Daphné : c’est l’axe du monde, c’est la sève de la terre, mon ami, c’est l’élixir de vie des hommes, distillé lentement par