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être secouru. Il avança la tête vers Jean, uniquement occupé de lui.

— As-tu vu quelquefois, mon enfant, — lui dit-il, — un homme enivré de vin de Chypre s’écrier que la terre tourne, parce que sa faible tête tourne sur lui-même comme la roue d’un moulin ? Eh bien ! mon ami, tu ressembles beaucoup à cet homme, tu ne vois plus assez clair au milieu des paradoxes que l’on te fait et de ceux que tu enfantes pour marcher droit, et tu en conclus que le monde chancelle, que les peuples tremblent et que les villes tournent autour de toi.

— J’en ai honte, — dit Jean en pâlissant de plus en plus, — j’en ai honte, mais cela est vrai : je ne puis plus soutenir la vue des grandes villes et je ne les comprends plus. Moi, avocat, moi chargé de défendre ceux que l’on dépouille, comment puis-je le faire, quand le juste et l’injuste sont confondus ? Le droit vacille et change à tout instant, et ses formes sont tous les matins nouvelles, comme les formes de l’horizon dans nos sables, lorsque le vent d’Afrique vient mettre les montagnes à la place des vallées. J’ai senti la raison crouler sous mon pied comme une maison ruinée ; alors j’ai brûlé mes livres, j’ai brûlé mes écrits ; j’ai fermé ma porte à mes clients ; je me suis enfui pour être oublié des hommes.

— Mon ami, notre pauvre Julien disait comme toi il y a seulement treize ans, et tu vas voir en quelques paroles comment il eût mieux valu qu’il demeurât dans cet abattement que de n’en être tiré qu’à moitié. Ah ! mon enfant ! ah ! mes enfants ! que n’ai-je été là moi-même ! Combien je l’aime ! mais combien je le plains ! Heureuse retraite que celle qui m’empêchera de le revoir ! Que lui dirais-je, s’il était là ? Saurais-je mentir pour le calmer, et peut-on mentir lorsqu’il s’agit de choses divines et lorsque l’on tient, comme nous le faisons, ses yeux toujours élevés vers ce monde invisible où tout est expliqué ? Et d’un autre côté comment désoler cet enfant qui maintenant est heureux de ce qu’il a fait, se réjouit de voir à ses pieds le monde vulgaire et croit sincèrement avoir changé ses Dieux en changeant ses statues ? Ah ! ce n’est pas pour rien que j’ai cessé de lui écrire et de lui faire savoir nos entretiens. J’ai vu en avant… J’ai vu, et il n’est plus temps qu’il voie comme moi… Qu’il aille, qu’il aille toujours et tant qu’il pourra avec ses