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bords plats, à longues plumes, tels qu’on en voit dans les tableaux de Gainsborough et de Reynolds. Il voulait présenter son modèle au milieu de quelque vieux parc aux arbres séculaires s’entr’ouvrant au fond sur le château seigneurial, afin de montrer cette dame, dont la fortune provenait du trust des bestiaux, dans le décor d’une pairesse d’Angleterre.

Tandis que vendeuses et ouvrières s’empressaient auprès de la cliente, taillant, ajustant la carcasse, Silveira faisait l’inspection des salons : ayant aperçu Louise, le peintre vivement replaça son monocle. Puis, s’approchant de la jeune fille, qui était occupée auprès d’une dame :

— Oh ! jolie, jolie, — dit-il, — la ligne du cou et la nuque, squisita !

Il parlait bas, comme à lui-même, et son accent italien et son allure de Mezzetin tempéraient par quelque chose de falot l’inconvenance de ses façons.

Louise ne se retourna pas.

Il s’éloigna et, s’arrêtant, étudia la jeune fille d’ensemble :

— C’est Véronèse ! — dit-il, — signé Véronèse !

Devant la glace, Mrs. Bartlett, coiffée d’une armature d’étoffe avec des plumes épinglées pour qu’on jugeât de l’effet, s’impatientait :

— Eh bien, Silveira, — dit-elle de sa voix impérieuse, — je crois vous oubliez pourquoi vous êtes venu.

Silveira accourut, zélé, onduleux, retoucha le bord du chapeau, fît ajouter encore des plumes. Puis tous deux se retirèrent. Mais une impression bizarre, une sorte de malaise, persista après leur départ. Ce qu’on venait de voir, c’était bien la mainmise du Nouveau Monde sur l’Ancien, l’écrasante richesse, jetant, comme pour l’asservir, ses chaînes d’or autour du vieux continent. Et cette dame hautaine et sauvage, et cet artiste complaisant et courbé, semblaient inquiétants comme une prophétie…

Au soir, Louise et Félicité, assises auprès du feu dans le salon de l’avenue de Villiers, causaient avec Toussard de cette visite de Silveira au magasin de modes.

— Ce Silveira — dit Toussard — est un personnage singulier : il est de la race des Casanova et des Cagliostro. Sa peinture, si brillante et même séduisante, donne toujours