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couleur de chanvre. Au long des routes, ils passèrent devant des scieries où de grands troncs d’arbres fendus gisaient à terre et devant des moulins dont les roues saisissaient l’eau et la laissaient retomber en cascades écumantes. Ils s’arrêtèrent dans un coin du Taunus et y connurent des jours si limpides et clairs qu’ils ne semblaient plus être liés aux autres jours de la vie. Parfois Louise de son pied frappait le sol pour être assurée qu’elle le foulait encore.

Ils couraient le pays, heureux, insoucieux, oublieux de tout. Et Jacques Lenoël disait :

— Il me semble que nous n’avons plus de nom ni d’histoire : nous sommes le bonheur.

Quand venait la nuit, ils s’accoudaient au balcon de leur chambre et respiraient l’odeur du jasmin éparse dans l’air. Un soir, comme la lune la faisait toute pâle et surnaturelle, il dit à Louise :

— Ce qui me ravit, c’est qu’à tout instant, et sans que tu t’en doutes, tu deviens allégorique. Ce matin, avec une brassée de fleurs dans les bras, tu étais Flore ou les Grâces voluptueuses et candides, et maintenant, sous ces rayons argentés, tu es Diane elle-même, la déesse chaste et lointaine… C’est parce qu’avant de se réaliser en toi, ta beauté hantait l’imagination des artistes, s’ébauchait dans leurs œuvres…

Et, l’attirant à lui doucement, impérieusement, il referma la fenêtre…

Le temps coula : pour remonter le Rhin, les deux voyageurs s’embarquèrent à Eltville, à l’endroit où, formant un coude, il s’élance d’un flot rapide entre les rochers resserrés.

Assis à l’avant du pont, ils côtoyèrent les rives, où, parmi la verdure et les vignes étagées, s’élèvent, démantelés, déchus, mais orgueilleux et menaçants encore, les châteaux, vrais nids d’oiseaux de proie, qui longtemps firent régner la terreur dans la vallée rhénane. À mesure qu’apparaissaient et se dressaient les hautes tours crénelées et les murs d’enceinte, le cortège pâle et fantastique des légendes semblait surgir aussi et luire, du fond du passé.

Lenoël savait toutes ces histoires, naïves et un peu farouches, fleurs sauvages écloses à l’ombre de ces donjons. Lorsqu’ils furent devant la Lorelei, massif grandiose et taillé à pic, il