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épinglés, mais flottantes et libres… C’est une belle ambition que j’ai là : tant pis si elle me ride un peu le front !

— Mon enfant, — dit Lenoël, — vous parlez légèrement d’une chose dont vous ne soupçonnez même pas le dangereux pouvoir. Des charmes comme les vôtres sont faits pour jeter à travers le monde des germes de haine et de discorde. D’après une légende antique, en semant des dents de dragons on faisait naître des guerriers tout armés. Vous ne sèmerez pas des dents de dragons, mademoiselle Louise, mais les désirs s’élèveront sans cesse sous vos pas, et les désirs sont belliqueux et cruels. Comme l’abeille ils distillent tantôt le miel et tantôt le poison. Non certes, vous ne savez pas la force redoutable qui est en vous, car vous en auriez peur vous-même.

» Je ne veux pas vous faire une leçon d’histoire et vous citer les dames qui troublèrent, ébranlèrent des royaumes, ni vous dire tous les artifices par lesquels s’exerça leur pouvoir. Presque toutes en usèrent au profit de leur ambition, parèrent leur orgueil de ce qu’avait conquis leur grâce. Furent-elles heureuses ? Je n’en sais rien. Mais vous n’êtes pas de leur race, et ni l’éclat ni la domination ne vous tenteront. Alors, que deviendrez-vous ? Qui recueillera votre beauté, qui lui offrira un asile sûr et digne d’elle ? Le roi Henri II d’Angleterre avait caché Rosemonde, son amie, dans un labyrinthe : une rivale sut l’y poursuivre et la faire mourir. Même dans le lieu paisible où nous sommes, lorsque vous passez, les regards s’allument. Et vous êtes si jeune, et vous devrez encore si longtemps marcher au milieu des convoitises brutales des hommes ! Quand je réfléchis à cela, et que je vous vois si délicieuse et frêle, et sans défense comme une enfant, je suis pris d’une grande inquiétude pour vous, Louise.

Il se tut. Et elle, l’entendant la nommer ainsi pour la première fois, baissa la tête, mais sentit une chaleur douce lui venir au cœur. L’orchestre jouait une de ses éternelles valses, une valse en trilles qui tournait incessamment. Et la vie elle-même, emportée au rythme léger et vif de cette musique, fuyait au gré des airs de danse vers des plaisirs toujours renaissants.

Quand Louise leva les yeux, elle vit tout près d’elle le général von der Rohr, escorté de deux aides de camp. Il