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II


Jean Kérouall avait débarqué un jour sur le quai de Bordeaux, venant d’Audierne à bord du caboteur Sainte-Anne-d’Auray, qui transportait de Bretagne en Gironde des sardines conservées dans leurs petites boîtes de fer-blanc. Libéré du service maritime, il s’était engagé chez le patron Lerouzic à raison de soixante-dix francs par mois, plus une part sur la marchandise. Après une rude traversée, il gardait en marchant le balancement de la mer et la griserie du vent et de l’eau salée. Grand et beau, il avait un air de force et d’innocence, des cheveux pâles et des yeux clairs, yeux de marin, lointains, perdus, qui semblaient guetter dans les brumes de l’horizon les formes naissantes et mystérieuses de pays inconnus.

Dans ce temps-là, vers 1866, Bordeaux était encore une ville quasiment maritime ; son port, aujourd’hui morne, abandonné et comme enlisé, s’emplissait de beaux navires venus de toutes parts.

La Norvège envoyait, pour en faire des mâts, les troncs de ses sapins géants ; les bois d’indigo du Bengale apportaient ce bleu vif que l’on ne savait pas encore fabriquer au moyen de l’aniline, et les épices du Sénégal mêlaient leurs senteurs acres à l’odeur du goudron. Le quai était plein de monde et de bruit. À partir du cours Napoléon et de la grande porte des Salinières, les maisons s’ennoblissaient, s’alignaient dans ce bel ordre qui fait de l’ancienne capitale de la Guyenne la plus distinguée des villes de France. Sous les balcons en fer forgé, les clefs de voûte, mascarons grimaçants, têtes de dieux et de nymphes, gardaient la symétrie dans leur fantaisie et leur variété. Puis le quai passait devant cette place de la Bourse, chef-d’œuvre de Gabriel formé par les deux hôtels en pendant de la Bourse et de la Douane, opposant leurs frontons décorés des attributs du commerce et de la navigation, — œuvre dernière de l’ancien régime : Bordeaux en conserve la belle tenue et l’élégance hautaine.

Jean Kérouall, venu de pays saumâtres aux villes grises et sans joie, jouissait de ce tumulte, de ces figures riantes, de ces cris qui remplissaient l’air de leurs appels bruyants,