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dédain prenait cette forme : ils en dépensaient toujours un peu plus qu’il n’était raisonnable. Si leur maison était petite, elle était parfaitement tenue ; s’il y avait de bons livres sur les étagères, il y avait aussi de bons plats sur la table. Selden père s’y connaissait en tableaux, sa femme en dentelles anciennes ; et tous deux avaient conscience de tant de retenue et de discernement dans leurs achats qu’ils n’arrivaient jamais à s’expliquer comment les factures s’élevaient si haut.

La plupart des amis de Selden auraient qualifié ses parents de pauvres ; cependant il avait grandi dans une atmosphère où des ressources limitées ne semblaient qu’une sauvegarde contre une prodigalité vaine, où les quelques objets possédés étaient de si bonne qualité que leur rareté leur donnait un juste relief, et l’abstinence se combinait avec l’élégance dans une mesure dont le chic de Mrs. Selden fournissait l’exemple : elle portait son vieux velours comme s’il était neuf. Un homme a l’avantage de se libérer de bonne heure du point de vue familial : avant même que Selden eût quitté le collège, il avait appris qu’il y a autant de manières de se passer d’argent que d’en dépenser. Par malheur, il s’aperçut que pas une n’était aussi agréable que celle que l’on pratiquait à la maison ; et ses idées sur la femme, en particulier, se nuançaient du souvenir de la seule femme qui lui eût donné son sens des « valeurs ». C’était d’elle qu’il avait hérité son particulier détachement des somptuosités : l’indifférence du stoïcien à l’égard des choses matérielles, combinée avec le plaisir qu’y sait trouver l’épicurien. Si l’on retranchait l’un ou l’autre de ces sentiments, la vie lui apparaissait mutilée ; nulle part le mélange de ces deux ingrédients n’était plus essentiel que dans le caractère d’une jolie femme.

Il avait toujours semblé à Selden que l’existence avait beaucoup à offrir en dehors de l’aventure sentimentale, et pourtant il avait une conception très vive d’un amour qui s’élargirait et s’approfondirait jusqu’à devenir le fait central de la vie. Ce qu’il ne pouvait accepter pour lui-même, c’était le pis aller d’une alliance inférieure à cet idéal, qui laisserait certaines parties de sa nature non satisfaites, tandis qu’elle imposerait à d’autres un effort excessif. Il ne voulait pas s’abandonner au développement d’une affection qui ferait appel