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de la vision morale qui rend toute souffrance humaine si proche, si obsédante, que les autres aspects de la vie s’évanouissent dans le lointain. Gerty vivait de formules si simples qu’elle n’hésita pas à identifier le cas de son amie avec les « conversions » auxquelles l’avaient habituée ses rapports avec les pauvres ; et elle se réjouissait à l’idée d’avoir été l’humble instrument de cette rénovation. Elle avait maintenant de quoi répondre à tous ceux qui critiquaient la conduite de Lily : comme elle l’avait dit, elle connaissait « la vraie Lily », et la découverte que Selden la connaissait aussi éleva son acceptation placide de l’existence à un sens ébloui de ses possibilités, — sens exalté encore, au cours de l’après-midi, par un télégramme de Selden qui lui demandait s’il pouvait venir dîner chez elle ce soir.

Tandis que Gerty se perdait dans le tumulte heureux que cette demande causait à travers son petit ménage, Selden pensait comme elle avec intensité à Lily Bart. L’affaire qui l’avait appelé à Albany n’était pas assez compliquée pour absorber toute son attention, et il avait cette faculté professionnelle de conserver libre une partie de son esprit quand l’usage n’en était pas exigé. Cette partie de son esprit — qui à ce moment ressemblait dangereusement à l’esprit tout entier — était comblée des sensations du soir précédent. Selden comprenait les symptômes : il reconnaissait qu’il expiait, comme il avait toujours risqué de les expier un jour, les exclusions volontaires de son passé. Il avait eu l’intention d’éviter les liens permanents, non par quelque pauvreté de sentiment, mais parce que, d’une manière différente, il était, autant que Lily, la victime de son milieu. Il y avait un grain de vérité dans la déclaration qu’il avait faite à Gerty Farish qu’il n’avait jamais désiré épouser une « gentille » jeune fille : cet adjectif impliquait, dans le vocabulaire de sa cousine, certaines qualités utilitaires qui ne vont guère avec ce luxe, — le charme. Or le destin de Selden lui avait alloué une mère charmante : son portrait gracieux — sourire et cachemire ! — exhalait encore le parfum fané de cette indéfinissable qualité. Le père de Selden était de ces hommes qui font leurs délices d’une femme charmante, qui la citent, qui l’encouragent, qui la maintiennent éternellement charmante. Aucun des deux n’aimait l’argent, mais leur