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mes amis drôlement, comme vous le faites… mais je ne m’y trompe pas, quand c’est moi qui suis en jeu… quand on se paye ma tête, je ne suis pas long à m’en apercevoir…

— Ah ! je ne l’aurais pas cru ! — ricana Lily.

Mais le regard de Trenor réduisit son rire au silence :

— Non, vous ne l’auriez pas cru ; mais vous allez apprendre à mieux me connaître. C’est pour cela que vous êtes ici, ce soir. Assez longtemps j’ai attendu une occasion de causer tranquillement avec vous ; et, maintenant que je l’ai, j’entends que vous m’écoutiez jusqu’au bout.

Au premier flot de ressentiment inarticulé avaient succédé une fermeté de ton, une concentration, plus déconcertantes pour Lily que l’agitation précédente. Elle perdit, un moment, sa présence d’esprit. Plus d’une fois elle s’était trouvée dans des situations où elle avait dû recourir à l’escrime la plus déliée pour couvrir sa retraite ; mais ses battements de cœur précipités lui disaient qu’en cette circonstance toute habileté ne servirait de rien.

Pour gagner du temps, elle répéta :

— Je ne conçois pas ce que vous voulez.

Trenor avait poussé un fauteuil entre la porte et elle. Il s’y jeta, et, se penchant en arrière, la regarda.

— Je vais vous dire ce que je veux : je veux savoir où nous en sommes, vous et moi. Que diable, le monsieur qui paye le dîner a d’habitude la permission de se mettre à table.

Elle rougit de colère et d’humiliation, toute écœurée d’avoir à se concilier son adversaire quand elle aspirait à l’abaisser.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire… mais vous devriez comprendre, Gus, que je ne peux pas rester ici à causer avec vous à cette heure…

— Seigneur ! vous rendez pourtant visite à des hommes en plein jour… il me semble que vous n’êtes pas toujours si diantrement soucieuse des apparences !

La brutalité de l’attaque lui donna la sensation d’étourdissement que l’on éprouve après un coup. Rosedale avait donc parlé !… voilà donc les propos que les hommes tenaient sur elle !… Elle se sentit soudain faible et sans défense : elle avait dans la gorge un sanglot de pitié pour elle-même. Mais, tout le temps, un autre « moi » l’exhortait à la vigilance, lui mur-