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la brume de ses nuits tourmentées. C’était une des raisons pour lesquelles elle était revenue à l’ordonnance de Mrs. Hatch. Dans les rêves inquiets de son sommeil naturel, il lui apparaissait parfois avec sa camaraderie et sa tendresse de jadis, et elle se réveillait de cette douce illusion comme bafouée et dépourvue de courage. Mais dans le sommeil procuré par la fiole elle s’enfonçait trop au-dessous de la région où ces images pouvaient venir la réveiller à demi, elle tombait dans les profondeurs d’un anéantissement sans rêve d’où elle sortait chaque matin avec un passé aboli.

Peu à peu, sans doute, le poids des vieilles pensées reviendrait ; pour le moment, du moins, elles n’importunaient pas ses heures de veille. La drogue lui donnait une illusion de renouvellement où elle puisait de la force pour son travail quotidien. Elle avait toujours plus besoin de cette force, à mesure que les perplexités de l’avenir augmentaient. Elle n’ignorait pas que, pour Gerty et pour Mrs. Fisher, elle était censée subir seulement un temps d’épreuve : l’une et l’autre étaient persuadées que son apprentissage chez madame Regina lui permettrait, quand le legs de Mrs. Peniston serait payé, de réaliser la vision du magasin blanc et vert avec la compétence acquise par cette éducation préalable. Mais, pour Lily elle-même, qui savait que le legs ne pouvait avoir un tel emploi, l’éducation préalable semblait peine perdue. Elle comprenait trop bien que, même si elle pouvait apprendre assez pour rivaliser avec des mains habituées dès l’enfance à ce travail spécial, le petit salaire qu’elle recevrait ne serait pas une addition suffisante à son revenu pour compenser un tel esclavage. Et l’idée précise de ce fait la ramenait constamment à la tentation d’employer ce legs à s’établir dans les affaires. Une fois installée, à la tête de ses propres ouvrières, elle croyait avoir assez de tact et de capacité pour attirer une clientèle élégante et, si les affaires allaient bien, elle pourrait peu à peu mettre assez de côté pour acquitter sa dette envers Trenor. Mais l’accomplissement de cette tâche pouvait prendre des années, même si elle continuait à se priver le plus possible et, en attendant, sa fierté serait écrasée sous le poids d’une obligation intolérable.

Telles étaient ses considérations superficielles ; mais là-dessous se cachait la peur secrète que cette obligation ne lui