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— De terribles choses ?… quelles choses ? — demanda Gerty, dégageant doucement ses poignets des doigts fiévreux de son amie.

— Quelles choses ? Eh bien, la pauvreté, entre autres… et je n’en sais pas de plus terrible.

Lily se détourna et se laissa choir avec une lassitude soudaine dans le fauteuil voisin de la table à thé.

— Vous me demandiez tout à l’heure si je comprenais comment Ned Silverton dépensait tant d’argent. Mais oui, je le comprends : il le dépense à vivre avec les riches. Vous croyez que nous vivons des riches, plutôt qu’avec eux : et c’est vrai, dans un sens… mais c’est un privilège que nous avons à payer ! Nous mangeons leurs dîners, nous buvons leurs vins, nous fumons leurs cigarettes, nous nous servons de leurs voitures, de leurs loges à l’Opéra et de leurs wagons particuliers… oui, mais nous avons une taxe à payer pour chacun de ces luxes. L’homme la paye, cette taxe, en donnant de gros pourboires aux domestiques, en jouant aux cartes au delà de ses moyens, par des fleurs, des cadeaux, et bien d’autres choses qui sont chères ; la jeune fille, elle, la paye par des pourboires et par le jeu aussi… eh ! oui, j’ai dû me remettre au bridge… et en allant chez les meilleures couturières, en ayant toujours exactement la robe qu’il faut pour chaque circonstance, et en se gardant toujours fraîche, exquise et amusante !

Elle se pencha en arrière, un moment, et ferma les yeux, et, comme elle était là, ses lèvres pâles légèrement entr’ouvertes, les paupières baissées sur son regard brillant de bête forcée, Gerty eut la brusque sensation qu’elle changeait de visage, — comme si un jour cendré venait tout à coup en éteindre l’artificiel éclat. Lily leva les yeux, et la vision s’évanouit.

— Tout cela n’a pas l’air très amusant, n’est-ce pas ? Et cela ne l’est pas, non plus ; j’en suis écœurée à mort !… Et pourtant l’idée de renoncer à tout cela me tue presque, oui… voilà ce qui me tient éveillée la nuit, et me pousse à boire du thé si fort… Car je ne puis continuer ainsi beaucoup plus longtemps, vous savez… je suis presque au bout de mon rouleau. Et alors que faire ?… comment diable arriverai-je à vivre ?… Je me vois réduite au sort de cette pauvre Silverton… visitant en cachette les agences de placement, essayant de