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« sauver les apparences ». Gerty souriait maintenant de son rêve d’autrefois : la rénovation de son amie par l’adversité. Elle comprenait clairement que Lily n’était pas de ceux auxquels la privation enseigne le peu d’importance de ce qu’ils ont perdu. Mais, par là même, aux yeux de Gerty, son amie était dans une détresse plus pitoyable et qu’il était urgent de secourir ; elle offrait plus de prise aux droits d’une tendresse dont elle ignorait qu’elle eût besoin.

Lily, depuis son retour en ville, n’avait pas grimpé souvent l’escalier de miss Farish. Il y avait pour elle quelque chose d’irritant dans la muette interrogation de la sympathie de Gerty : elle sentait que les réelles difficultés de sa situation ne pouvaient se communiquer à quelqu’un qui avait une théorie des valeurs respectives si différente de la sienne, et la vie restreinte de Gerty, qui avait autrefois le charme du contraste, lui rappelait maintenant trop péniblement les limites où sa propre existence allait se réduire. Lorsque enfin, une après-midi, elle mit à exécution le projet longtemps différé de rendre visite à son amie, le sentiment des occasions évanouies s’était emparé d’elle avec une violence inaccoutumée. Sa marche le long de la Cinquième Avenue, qui développait devant elle, dans le vif éclat d’un soleil d’hiver, une interminable procession de luxueux équipages, — à travers les petites fenêtres carrées des coupés, c’étaient des profils familiers penchés sur des listes de visites, où des mains pressées remettant des mots et des cartes au valet de pied, — ce coup d’œil sur les roues toujours en mouvement de la grande machine mondaine, fit paraître à Lily plus dur et plus étroit que jamais l’escalier de Gerty, comme la vie en cul-de-sac à laquelle il conduisait. Morne escalier destiné à être gravi par des gens mornes : combien de milliers de figures insignifiantes montaient et descendaient de pareils escaliers, à ce même instant, de par le monde, — figures aussi usées et aussi peu intéressantes que celle de cette dame d’âge moyen, vêtue de noir flasque, qui descendait les étages de Gerty comme Lily les montait !…

— C’est la pauvre miss Jane Silverton… Elle est venue me parler de sa situation : elle et sa sœur veulent faire quelque chose pour vivre, — expliqua Gerty, tandis que Lily la suivait dans son petit salon.