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Harmonieux d’un torse et le galbe d’un sein,
Lisser avec lenteur la trame de mes strophes
Ainsi qu’on lustre de chatoyantes étoffes ;
Je souffre et j’aime, et je chéris la volupté
Des pleurs, ta triste joie et ta sombre fierté.
Eh bien ! je donnerais le spectacle du monde,
Et toute sa beauté pathétique et profonde,
Et le ciel et la mer, pour le linceul étroit
Qui te retient dans l’ombre impénétrable, toi,
Toi l’amant de la plus éclatante lumière ;
C’est vrai, je donnerais la tâche familière,
La douleur et le traître amour, si j’étais sûr
Que mon vers fût, comme le tien, le vase pur
Où viendront s’abreuver incessamment les âmes.

Hélas !… mon vers sera pareil aux vaines flammes
D’un bûcher que le vent des ténèbres détruit !
Ah ! puisque le néant m’attend, que la durée
À mes livres doit être âprement mesurée,
Pour que les amoureux qui vivent aujourd’hui,
Dans l’extase, au moment des farouches étreintes,
Confondent quelquefois mes cris avec leurs plaintes ;
— Pour que, très lasse, prise enfin d’un tendre ennui,
Quand la langueur du soir l’assied sous la tonnelle
Où rôde l’enivrante odeur des seringas,
La vierge de vingt ans tout à coup se rappelle
Quelques-uns de mes mots les plus doux, tu voudras
Répandre sur mes vers ton occulte influence.
Poète, douloureux poète de l’amour,
Qui mourus en cédant au poids d’un cœur trop lourd,
De ton jeune tombeau le noir laurier s’élance :
Permets donc que son ombre immortelle dispense
Une vive fraîcheur à mes roses d’un jour.


ALBERT THOMAS
30 mars 1907.