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yeux de commissaire-priseur, et, sous ce regard, elle ne se sentit rien de plus qu’une marchandise humaine superfine.

— Oui, peut-être, dans les romans ; mais pas dans la vie réelle. Vous le savez aussi bien que moi… Si nous disons la vérité, disons-la tout entière… L’année dernière, j’étais enragé pour vous épouser, et vous ne vouliez pas même me regarder ; cette année, oui, vous paraissez plus consentante. Eh bien ! qu’est-ce qui a changé dans l’intervalle ? Votre situation, voilà tout. Alors vous pensiez que vous pouviez mieux faire ; maintenant…

— Vous pensez que vous pouvez mieux faire, vous ? — interrompit-elle ironiquement.

— Mais oui, je le pense : à un certain point de vue, du moins.

Il se tenait devant elle, les mains dans les poches, la poitrine hardiment étalée sous le gilet voyant.

— Et ce point de vue, le voici : j’ai dû travailler dur, depuis quelques années, à ma position mondaine… Cela vous semble drôle que je dise cela ?… Pourquoi craindrais-je de dire que je désire pénétrer dans la société ? Un homme n’a pas honte d’avouer qu’il voudrait posséder une écurie de courses ou une galerie de tableaux : eh bien, le goût de la société n’est qu’un dada d’une autre espèce… Peut-être que je désire devenir l’égal de quelques-uns des gens qui m’ont battu froid l’an dernier. Mettons cela, si vous jugez que cela fasse mieux ! En tout cas, je veux avoir mes entrées dans les meilleures maisons ; et j’y arrive, petit à petit… Mais je sais que le plus sûr moyen de se couler auprès des gens comme il faut, c’est de se montrer avec les autres ; et voilà pourquoi je tiens à éviter les erreurs.

Miss Bart restait debout devant lui, et son silence pouvait signifier ou la raillerie ou un respect à demi forcé pour cette candeur.

Après une pause, il poursuivit :

— Voilà le fait, vous voyez. Je suis plus amoureux de vous que jamais ; mais, si je vous épousais maintenant, je me coulerais une fois pour toutes, et le résultat de tout mon travail de ces dernières années serait perdu.

Elle subit ce discours avec des yeux d’où toute nuance de