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trouva face à face avec celle-là même qu’il se proposait de fuir.

Miss Bart, le teint animé par la course, précédait un groupe composé des Dorset, du jeune Silverton et de lord Hubert Dacey : ils eurent à peine le temps de sauter tous dans la voiture, et d’accabler Selden sous les exclamations de surprise et de bienvenue, avant le sifflet du départ. Ils gagnaient Nice à la hâte, expliquèrent-ils, invités brusquement à dîner par la duchesse de Beltshire et à voir la fête de nuit donnée sur les eaux de la baie : un plan évidemment improvisé — malgré les protestations de lord Hubert : « Mais non, je vous dis que non » — à seule fin de déjouer les efforts que faisait Mrs. Bry pour capturer la duchesse.

Durant le joyeux exposé de cette manœuvre, Selden eut le temps d’examiner rapidement miss Bart, qui s’était assise en face de lui, dans la lumière dorée de l’après-midi. Trois mois à peine s’étaient écoulés depuis qu’il l’avait quittée, chez les Bry, sur le seuil de la serre ; mais un changement subtil s’était opéré dans la qualité de sa beauté. Jadis elle avait une transparence où les fluctuations de son esprit étaient parfois tragiquement visibles ; aujourd’hui son impénétrable surface faisait songer à un travail de cristallisation qui avait fondu tout son être en quelque substance unique, dure et brillante. Ce changement avait frappé Mrs. Fisher comme un rajeunissement : Selden y reconnut ce moment de pause et d’arrêt où la chaude fluidité de la jeunesse se fige en sa forme définitive.

Tout cela, il le sentit à la manière dont elle lui sourit, ainsi qu’à l’aisance et à l’habileté avec lesquelles, mise à l’improviste en sa présence, elle renouait le fil de leurs relations, comme si ce fil n’avait pas été rompu avec une violence qui le faisait encore chanceler. Tant de désinvolture l’écœurait ; mais il se dit que c’était là l’angoisse qui précède la guérison : maintenant il allait vraiment se rétablir, son sang éliminerait jusqu’à la dernière goutte du poison. Déjà il se sentait plus calme devant elle qu’il n’était parvenu à l’être naguère en pensant à elle. Ce qu’elle avouait et ce qu’elle supprimait, ses raccourcis et ses longs détours, le savoir-faire avec lequel elle s’arrangeait pour le rencontrer à un point d’où l’on ne pouvait lancer des coups d’œil gênants dans le passé, tout cela disait assez quelles occa-