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vie. Lui qui avait la réputation de peser toute chose dans l’exacte balance de son observation dédaigneuse, l’avait toujours considérée avec une simplicité bienveillante : elle n’avait jamais été intimidée par son intelligence parce qu’elle s’était toujours sentie chez elle dans son cœur. Et maintenant elle était jetée dehors, et c’était la main de Lily qui lui fermait la porte ! Lily, pour l’admission de qui elle avait plaidé elle-même ! La situation était illuminée par un lugubre éclair d’ironie. Gerty connaissait Selden : elle voyait combien la foi inébranlable qu’elle avait en Lily avait dû contribuer à dissiper ses hésitations, à lui. Elle se rappelait aussi comment Lily lui avait parlé de lui : — elle se voyait les rapprochant l’un de l’autre, les faisant se mieux connaître… Pour Selden, sans doute, il ignorait la blessure qu’il infligeait : il n’avait jamais deviné son ridicule secret ; mais Lily… Lily, elle, ne pouvait pas ne pas savoir ! Quand est-ce qu’une femme se trompe, en ces matières ? Et, si elle savait, elle avait délibérément dépouillé son amie, et rien que pour le plaisir d’exercer son pouvoir, puisque, même dans l’état de subite et furieuse jalousie où se trouvait Gerty, il lui semblait impossible que Lily pût désirer épouser Selden. Lily était peut-être incapable de se marier pour de l’argent, mais elle était également incapable de s’en passer, et les anxieuses investigations de Selden sur les petites économies d’une ménagère le faisaient apparaître aux yeux de Gerty aussi tragiquement dupe qu’elle-même…

Elle demeura longtemps encore dans son salon, où la braise refroidie devenait grise, et la lampe pâlissait sous son riant abat-jour. Juste au-dessous, se dressait la photographie de Lily Bart, jetant un regard d’impératrice sur toute la camelote à bon marché, les meubles étriqués de la petite pièce. Selden pouvait-il se la représenter dans un intérieur pareil ?… Gerty sentit toute la pauvreté, toute l’insignifiance de son entourage : sa vie lui apparut telle qu’elle devait apparaître à Lily. Et la cruauté des jugements de Lily frappa sa mémoire. Elle vit qu’elle avait revêtu son idole d’attributs qu’elle avait fabriqués elle-même. Quand donc Lily avait-elle réellement senti, eu pitié, compris ? Tout ce dont elle avait besoin, c’était de goûter à des expériences nouvelles : Gerty la conçut comme une créature cruelle en train d’expérimenter dans un laboratoire.