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DARWIN

Ce fait caractéristique mérite d’être rappelé ; le voici, tel que l’a raconté le colonel David Humphreys, membre de la Société royale.

Un certain Seth Wright, propriétaire d’une ferme sur les bords de la rivière Charles, dans l’État de Massachusetts, possédait un troupeau de quinze brebis et un bélier de l’espèce ordinaire. En 1791, une des brebis mit bas un agneau mâle et, sans qu’on puisse en connaître la raison, cet agneau différait du père et de la mère par la longueur relative de son corps et par ses jambes courtes et incurvées en dehors. Cet agneau ne pouvait donc rivaliser avec les autres moutons du troupeau quand ils prenaient leurs ébats et sautaient, au grand ennui du bon fermier, par-dessus les haies des voisins.

Les Américains sont gens avisés. Les voisins du fermier de Massachusetts reconnurent bien vite que ce serait pour eux une excellente affaire si tous ses moutons avaient les tendances casanières que possédait, par le fait même de sa constitution, le petit agneau nouveau-né, et ils conseillèrent à Wright de tuer son vieux bélier et de le remplacer par le nouveau venu. Leur sagacité prévoyante se trouva justifiée ; de l’accouplement du jeune bélier monstrueux avec les brebis normales du troupeau, résultèrent de jeunes animaux dont les uns présentaient, dans toute sa pureté, la monstruosité du père, et dont les autres étaient, au contraire, absolument normaux comme leur mère. L’éleveur sacrifia les types normaux et conserva les types monstrueux, que l’on appela Ancons, à cause de leurs jambes incurvées en dehors ; il croisa dès lors entre eux les mâles et les femelles du type Ancon, et leurs produits finirent par être tous des Ancons purs.

Voilà donc, comme le fait remarquer Huxley, un exemple remarquable et bien établi d’une race fort distincte qui se produit per saltum ; en outre, cette race se propage du premier coup dans toute sa pureté et ne présente pas de formes mixtes, même lorsqu’on la croise avec une autre. La race était même si tranchée que, si l’on réunissait par hasard les Ancons aux moutons ordinaires, on remarquait que les Ancons se tenaient à part. Il y a toute raison de croire qu’on aurait pu conserver indéfiniment cette race ; mais elle fut négligée quand on eut introduit en Amérique le mouton mé-