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LA REVUE DE PARIS

les darwinistes et les finalistes. Pourtant Darwin a cru fermement que la sélection naturelle donnait le coup de la mort à la théorie antiscientifique des causes finales, en fournissant une explication rationnelle des faits d’adaptation. Reste à savoir si son explication est réellement complète.

Les Darwiniens le croient, et trouvent admissible une apparition fortuite de tous les caractères de notre organisme. Que, par exemple, nous ayons tant d’articulations construites sur des modèles presque identiques, nous le devons, dit Darwin, à une série de hasards qui ont produit successivement toutes ces articulations éminemment utiles. Or, pour attribuer un rôle si considérable au hasard, même au cours d’une très longue suite de générations, il faut une foi presque aussi robuste que pour admettre l’apparition fortuite d’un homme tout entier. On comprendrait à la rigueur cette interprétation si risquée si l’on n’en avait pas de meilleure : l’homme a besoin de comprendre et se paie de mauvaises raisons quand il n’en trouve pas de bonnes ; mais, longtemps avant que vînt Darwin, Lamarck avait formulé des principes qui permettent de comprendre, autrement que par un simple hasard, l’apparition de ces caractères si complexes. Darwin n’a rien voulu devoir à ses devanciers ; il a cru sincèrement que la sélection naturelle expliquait tout, et en effet, lorsqu’on lit l’Origine des espèces, les raisonnements de Darwin apparaissent si serrés et si ingénieux, qu’on ne peut y résister que difficilement.

De ce qu’on ne croit pas à la possibilité d’attribuer au simple hasard l’apparition de tous les caractères utiles, il ne suit pas que le hasard n’ait pu jouer cependant un rôle dans la formation des espèces ; Darwin et Huxley donnent des exemples fort probants de caractères utiles, dus au hasard, et fixés par la sélection. Le meilleur de ces exemples est, sans contredit, celui des moutons Ancons ; à vrai dire, l’utilité du caractère fortuit observé dans ce cas est une utilité pour l’homme et non une utilité pour le mouton même qui l’a présenté ; mais, comme Darwin le fait remarquer avec raison, dans ce cas, la sélection a été opérée artificiellement par l’homme, parce que le caractère lui était utile ; elle eût été opérée par la nature, exactement de la même manière, si le caractère en question avait été utile au mouton.