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DARWIN

Ce qui se passe aujourd’hui en Patagonie n’a pas d’influence directe sur ce qui se passe dans mon jardin ; seuls, les individus voisins les uns des autres sont directement en concurrence. Je suppose donc, qu’en un point donné de la terre, j’introduise à la fois un certain nombre d’êtres vivants ; immédiatement une concurrence s’établira entre ces êtres nouveaux et avec ceux qui préexistaient dans l’endroit choisi. Quel sera le résultat de cette concurrence ? Le plus souvent, je ne saurai pas le prévoir ; ce que je puis affirmer en revanche, sans crainte de me tromper, c’est que, au bout de quelque temps, parmi tous ces êtres tant préexistants que nouvellement introduits, les uns auront persisté ou se seront multipliés ; les autres seront morts ; mais, je le répète, je ne sais pas d’avance lesquels persisteront ; et, si j’essaie de le prévoir, en tenant compte de leurs propriétés, j’aurai des chances de me tromper.

Le langage de Darwin me tire d’affaire immédiatement : ceux qui persisteront seront les plus aptes, les mieux armés pour la lutte dans les conditions présentes ; ceux qui disparaîtront seront les moins bien armés ; il y aura sélection naturelle, c’est-à-dire élimination naturelle des moins aptes au profit des plus aptes.

Évidemment, ce n’est là qu’un artifice de langage ; si l’on me répond : « Fort bien, mais quels sont les plus aptes ? » je serai très embarrassé, tant sont complexes les conditions de la concurrence ; ce que je pourrai faire de mieux, ce sera de prier mon interlocuteur d’attendre que la lutte soit terminée pour proclamer le vainqueur ; je définirai donc les plus aptes après coup ; j’appellerai les plus aptes ceux qui auront persisté.

Dirai-je pour cela que j’ai établi la loi de la persistance du plus apte ? Le mot loi serait un bien grand mot pour rappeler une simple forme de langage, car, si je définis après coup les plus aptes par leur persistance, ma loi se réduira en réalité à la formule : « ce sont ceux qui ont persisté qui ont persisté ; » ou encore, sous la forme sélection naturelle : « Il y a eu élimination de ceux qui ont été éliminés. »

Voilà les principes contre lesquels a bataillé Flourens. « Ou l’élection[1] naturelle n’est rien, dit-il, ou c’est la nature.

  1. Quand l’ouvrage de Darwin parut, l’expression « natural selection » fut traduite en français « élection naturelle ». Ce n’est que plus tard que le mot anglais selection a été adopté dans notre langue.