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LA REVUE DE PARIS

avait oublié que, pour faire le corps d’un individu, il faut des substances constitutives ; au bout d’un certain nombre de générations humaines, tout ce qui, à la surface de la terre, peut être transformé en corps humain aurait été employé ; il n’y aurait plus eu de chevaux, de vaches, de choux, de blé, rien que des hommes, qui, condamnés à vivre, mais ne pouvant plus se nourrir, ne se reproduiraient plus, ne marcheraient plus, ne parleraient plus, seraient de véritables momies. Cette hypothèse ridicule traduit sous une forme frappante ce fait indiscutable, que, la quantité des substances alimentaires étant limitée, la formation d’un nouvel individu est subordonnée à la mort d’un ou plusieurs individus préexistants.

Ceci est la formule la plus générale de la lutte pour l’existence que Darwin a rendue si célèbre ; il vaut peut-être mieux adopter, pour exprimer la même idée, l’expression « concurrence vitale » qui, moins imagée, il est vrai, a du moins l’avantage de rendre mieux compte de tous les faits. Quand un tigre attaque un éléphant pour le manger, il y a lutte ; mais lorsque je consomme une inoffensive salade, il serait prétentieux de ma part de dire que je lutte pour l’existence ; je transforme simplement en substance humaine les éléments que la salade avait transformés en sa substance propre et, si je meurs demain, les microbes et les vers transformeront à leur tour les éléments de mon corps en substance de microbe ou de ver. Il y a concurrence vitale, c’est-à-dire que, étant donné le patrimoine limité des substances alimentaires fournies par la terre aux êtres vivants, chacun de ces êtres en utilise, suivant ses moyens, le plus qu’il peut, pour se nourrir et se multiplier, et est ainsi en concurrence avec tout être ayant des besoins analogues aux siens.

Chaque être a des propriétés personnelles, des moyens d’action personnels, des besoins personnels, qui diffèrent des propriétés, des moyens d’action et des besoins d’un être différent. Tout cela entre en jeu dans la concurrence vitale ; étant donné le nombre immense des êtres qui existent à la surface de la terre, on voit combien est compliqué l’ensemble des phénomènes que présente à chaque instant cette concurrence incessante. Le langage créé par Darwin va nous aider à simplifier cette complication.