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DARWIN

rale, pour les êtres vivants seulement, et en tenant compte implicitement de ces deux propriétés élémentaires des êtres vivants, la multiplication et la mort. Or, ces deux propriétés, que tout le monde a constatées, n’ont rien à voir avec le transformisme ; les espèces pourraient fort bien être fixes alors que les individus se multiplieraient et mourraient ; si donc il n’y a réellement, dans le principe de Darwin, que les vérités énoncées plus haut, il est évident, dès maintenant, qu’on n’en saurait tirer une preuve ni pour ni contre la transformation des espèces.

Les êtres vivants se multiplient, c’est-à-dire qu’ils donnent naissance à des individus semblables à eux-mêmes ; or, en vertu de ce principe qu’on ne peut rien construire sans matériaux, la multiplication d’un individu ne peut s’opérer sans un emprunt de substance ; cet emprunt de substance, prélevé naturellement sur le milieu dans lequel vit l’individu, est ce qu’on appelle l’alimentation. Plus la multiplication est abondante, plus la quantité des aliments empruntés au milieu est considérable : pour faire mille pucerons il faut dix fois plus des mêmes éléments, que pour en faire cent. Or, les milieux dans lesquels vivent les êtres à la surface de la terre étant limités, la multiplication des individus ne peut être illimitée.

Les substances alimentaires employées à la confection des êtres vivants ne sont pas perdues ; elles restent, sous une forme nouvelle, utilisables par d’autres êtres vivants : nous voyons en effet tous les jours que certains êtres mangent d’autres êtres pour s’alimenter. Une fois que toutes les substances alimentaires d’un milieu sont transformées en êtres vivants, la possibilité de la naissance d’un individu est subordonnée à la mort d’un ou plusieurs individus préexistants.

Je ne sais quel littérateur facétieux eut jadis l’idée de tracer le tableau d’un monde dans lequel la mort n’aurait pas existé ; il mettait en présence de tout jeunes gens, des ancêtres d’un âge invraisemblable, et tirait de cette situation des considérations fantaisistes. Dans son hypothèse, si je me souviens bien, les hommes seuls étaient immortels ; il avait négligé d’accorder la même immortalité aux autres animaux et aux plantes ; or, même en ce cas, il y a beau temps que le monde vivant serait figé dans une immobilité éternelle. Cet auteur