Page:Revue de Paris - 1901 - tome 1.djvu/124

Cette page a été validée par deux contributeurs.

boutique et du costumier. Personne ne paraissait me remarquer trop particulièrement. La dernière difficulté semblait bien surmontée.

Griffin s’arrêta de nouveau.

— Et vous ne vous êtes pas inquiété davantage de votre bossu ? demanda Kemp.

— Non. Et je n’ai jamais su ce qu’il était devenu. J’imagine qu’il se sera délié, soit avec ses mains, soit en gigotant. Les nœuds étaient assez serrés. »

Il se tut, alla vers la fenêtre et regarda dehors, fixement.

— Et qu’est-ce qui s’est passé quand vous êtes arrivé au Strand ?

— Oh ! une désillusion nouvelle. Je croyais être au bout de mes peines. En pratique, je croyais pouvoir faire impunément tout ce que je voudrais, tout… excepté trahir mon secret ! C’était mon idée : quoi que je fisse, quelles que pussent être les conséquences, peu m’importait, à moi : je n’avais qu’à rejeter mes vêtements pour m’évanouir. Nul ne pourrait me tenir. Je pourrais prendre de l’argent où j’en trouverais. Je décidai de me payer un festin somptueux, puis de descendre dans un bon hôtel et d’y amasser une nouvelle garde-robe. J’étais plein d’une confiance étonnante ; j’étais un serin, — il ne m’est pas particulièrement agréable de me le rappeler. — J’entrai dans un restaurant, et déjà je commandais mon déjeuner, quand il me vint à l’esprit que je ne pourrais pas manger sans exposer ma figure invisible. J’interrompis ma commande, je dis au maître d’hôtel que je serais de retour dans dix minutes, et je sortis exaspéré. Je ne sais si votre appétit a jamais été désappointé de cette façon ?…

— Pas tout à fait d’une manière aussi fâcheuse, répondit Kemp. Mais je peux me figurer…

— J’aurais étranglé volontiers les imbéciles qui me gênaient. À la fin, ne pouvant plus résister au besoin d’une nourriture savoureuse, je m’adressai ailleurs et demandai un cabinet particulier. « Je suis, dis-je, défiguré d’une façon épouvantable. » On me regarda avec curiosité ; mais, après tout, ce n’était pas leur affaire, et je finis par avoir ainsi mon déjeuner. Il ne fut pas très bon, à vrai dire, mais c’était suffisant. Après, je restai à fumer un cigare et à me tracer