Page:Revue de Paris - 1900 - tome 6.djvu/851

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Maintenant vous me comprenez ! Vous êtes au courant de tout ce que je savais, de tout ce que j’avais dans l’esprit, un an après avoir quitté Londres — il y a six ans. Mais je gardais tout pour moi. Il me fallait poursuivre mon travail dans des conditions désavantageuses et effrayantes. Hobbema, mon maître, était de ces savants qui vous fixent une limite dans la science ; et, de plus, un voleur d’idées, sans cesse à fouiller la pensée des autres… Vous connaissez la fourberie ordinaire du monde scientifique ! Moi, je ne voulais rien publier ; je ne voulais pas que cet homme vînt partager ma gloire… Je continuai à travailler. Parti de ma formule, j’approchai peu à peu de l’expérience, de la réalité. Je n’en parlais à âme qui vive, parce que je voulais lancer ma découverte sur le monde avec une force écrasante et devenir célèbre d’un seul coup. Je repris la théorie des pigments pour combler certaines lacunes, et soudain — sans dessein arrêté, par accident, — je fis une découverte en physiologie.

— Vraiment ?

— Vous connaissez la matière colorante du sang : elle est rouge. Eh bien, on peut la rendre blanche, incolore, sans troubler ses fonctions normales.

Kemp poussa un cri de surprise et d’incrédulité. L’homme invisible se leva et se mit à arpenter le cabinet.

— Oh ! vous pouvez vous récrier ! Je me rappelle ce jour-là. Il était tard, le soir (dans la journée, on était assommé par des élèves sots et paresseux) ; je travaillais là quelquefois jusqu’à l’aurore. La lumière se fit tout à coup dans mon esprit, complète et splendide. J’étais seul. Le laboratoire était tranquille, éclairé en silence par ses hautes lampes éclatantes… On pouvait rendre transparent un tissu, un animal ! Exception faite des pigments, on pouvait le rendre invisible ! « Je pourrais devenir invisible ! » me dis-je à moi-même. Et soudain je me rendis compte de ce que peut un albinos possédant un secret semblable. C’était renversant ! Je laissai le liquide que j’étais en train de filtrer et j’allai contempler le ciel et les étoiles par la grande fenêtre. « Je pourrais être invisible ! » me répétais-je.

» Réaliser cela, ce serait dépasser la magie. J’apercevais déjà, dégagé des ténèbres du doute, le tableau magnifique de