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et à travers. Ils ont tous pris peur à mon arrivée. Que le diable les emporte !… Dites donc, je voudrais autre chose à manger, Kemp.

— Je vais voir ce qu’il y a encore en bas. Pas grand-chose, je le crains !

Après qu’il eut achevé son souper, un souper copieux, l’homme invisible réclama un cigare. Il mordit le bout avec impatience avant que le docteur eût pu trouver un couteau ; et, la feuille extérieure s’étant défaite, il jura.

C’était chose bien curieuse de le voir fumer : sa bouche, son gosier, son pharynx, ses narines devenaient visibles sous la forme d’une colonne tourbillonnante de fumée.

— C’est un présent du Ciel que le tabac ! — dit-il en lâchant une grosse bouffée. — J’ai de la chance d’être tombé sur vous, Kemp : vous allez m’aider. Quel bonheur de vous avoir précisément rencontré ! Je suis dans un embarras du diable ; j’ai été fou, je crois. Quelles aventures j’ai traversées ! Mais, croyez-moi, nous ferons quelque chose, à nous deux, maintenant !

Il s’offrit à lui-même un peu plus de whisky et de soda. Kemp se leva, regarda autour de lui et alla chercher un verre dans la chambre voisine.

— C’est insensé… Mais vous permettez que je boive ?…

— Vous n’avez pas beaucoup changé, Kemp, depuis une douzaine d’années. Vous autres, hommes blonds, vous ne changez point. Froids et méthodiques… Je vais vous dire : nous allons travailler ensemble.

— Mais comment tout cela s’est-il fait ? Comment en êtes-vous arrivé là ?

— Pour Dieu, laissez-moi fumer en paix une minute ! Ensuite je vous le dirai.

L’histoire, pourtant, ne fut pas racontée cette nuit-là. Le poignet de l’homme invisible devenait douloureux. Il avait la fièvre, il était épuisé. Son esprit se reportait sans cesse à la chasse qu’on lui avait donnée du haut en bas de la colline, à la lutte soutenue dans l’auberge. Il commença son récit, et l’abandonna. Par moments, il parlait de Marvel : alors il fumait plus vite et sa voix trahissait sa colère. Kemp recueillait ce qu’il pouvait.