Page:Revue de Paris - 1900 - tome 6.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
10
la revue de Paris

tous, et il va avoir la douleur de se séparer de nous. Il engage alors chacun à retourner dans sa famille, « sûr, ajoute-t-il, que pas un ne manquera à l’appel lorsque le moment sera venu d’employer leur dévouement ». Il nous excite au courage et à la résignation, et nous dit qu’il a le ferme espoir que tout cela finira promptement. « Il en est parmi vous, cependant, ajoute-t-il, que des motifs particuliers forcent impérieusement à s’expatrier et à suivre mon sort et celui de Sa Majesté ; ceux-là sont sûrs de trouver bon accueil et d’être traités aussi bien que possible. » Le tour de ma compagnie arrive, je m’approche du prince qui me donne sa main à baiser : je sollicite en pleurant la grâce de l’accompagner : « Je connais votre dévouement, mon cher Reisel, me répond Monsieur, et je sais combien vous nous êtes attaché ; mais la compagnie de Gramont vous est confiée et vous nous êtes plus utile en restant encore : quand vous aurez rempli votre pénible devoir, venez nous rejoindre ; les fidèles tels que vous seront toujours les bienvenus. » Lorsqu’il a fini de parler, les larmes coulent, et chacun se regarde en se serrant la main, sans pouvoir prononcer un mot. Enfin les princes prennent le chemin de Neuve-Église pour aller à Ypres, la ville la plus proche, et de là rejoindre le roi. Un petit nombre des nôtres suivent ; tous le voudraient, mais les princes s’y opposent d’eux-mêmes ; environ trois cents gardes du corps et mousquetaires seulement les accompagnent, choisis avec soin parmi les mieux montés. Chacun suit alors son chemin tristement ; on arrive à Niep sans avoir détourné les yeux. Je monte chez le général de Lauriston[1], qui, depuis la mort de Nansouty, est capitaine des mousquetaires gris, et se trouve chargé du licenciement.

  1. Jacques-Alexandre-Bernard Law, marquis de Lauriston, né à Pondichéry en 1768, petit-fils du fameux Law. Entré au service avant la Révolution, il fut promu général dès l’année 1800. Il se distingua non seulement sur les champs de bataille, mais dans plusieurs missions diplomatiques importantes. Ce fut lui qui fut chargé de négocier le mariage de l’impératrice Marie-Louise, et qui remplaça Caulaincourt en Russie comme ambassadeur. Fait prisonnier à la bataille de Leipzig, il rentra en France a la Restauration et fut nommé capitaine des mousquetaires gris. Après avoir suivi le roi jusqu’à la frontière en 1815, il se retira dans sa terre de Richemont pendant les Cent jours et fut créé pair de France à la rentrée du roi. Il devint successivement ministre de la maison du roi, maréchal de France et grand-croix de la Légion d’honneur. Il mourut en 1828.