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la revue de Paris

Notre surprise est grande de ne plus y trouver Sa Majesté, qui devait y attendre sa maison et que nous croyions rejoindre pour lui servir d’escorte. Le roi avait bien couché à Abbeville, mais, ayant sur nous deux étapes d’avance depuis le départ, il a craint que sa maison ne tardât trop à se rallier pour qu’elle pût l’atteindre ici ; il a avancé le dîner et est parti pour Lille ce soir, quelques heures avant notre arrivée ; il suit le chemin le plus court, qui passe par Hesdin et Béthune. Lille est la ville dont le roi portait le nom avant son avènement au trône, c’est de bon augure et on espère qu’il y sera en sûreté. Le roi était fort calme ; il craint du reste les émotions, qui sont préjudiciables à sa santé. Jusqu’ici il a témoigné, paraît-il, d’une admirable présence d’esprit sur toutes choses : la fermeté de son altitude, son sang-froid, qui ne se démentent point, relèvent le courage de ceux qui l’entourent ; il a logé chez le sous-préfet, a dîné de fort bon appétit et s’est couché à son heure habituelle. Malgré les cruels soucis qui doivent l’agiter, il a voulu montrer la plus grande liberté d’esprit, il a feint de s’intéresser au menu du repas qui lui a été servi, et a complimenté M. de Verville sur la finesse d’un vin qu’on lui a présenté. On croirait, dit-on, à le voir si tranquille, qu’il est toujours aux Tuileries.


23 mars. — Nous partons d’Abbeville avant le jour. Nous nous arrêtons au milieu des terres labourées où nous pataugeons dans une boue épaisse et noire. Il pleut toujours. La terre, détrempée par l’eau, s’enfonce sous les pieds des hommes et des chevaux et se change en un immense marécage ; la marche devient de plus en plus pénible et fatigante. Je tâche de remonter le moral de mes hommes qui commencent à se laisser abattre. Enfin nous arrivons à Saint-Pol, où l’on nous fait un accueil enthousiaste. Sa Majesté y est restée quelques instants cette nuit pendant qu’on attendait le relais et qu’on changeait les chevaux. En peu de minutes le bruit de sa venue s’est répandu dans la ville, et les habitants se sont rendus aussitôt en si grand nombre auprès de lui qu’on a craint que le roi ne fût étouffé. On se précipitait au-devant de sa personne, on embrassait ses genoux, et ceux qui ne pouvaient l’atteindre baisaient pieusement les pans de son habit. Il paraît