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cœur… Sois maudit. Je t’ai aimé, je t’ai pris pour un homme supérieur, pour un génie, — et tu n’étais qu’un fou… »


André ne put en lire davantage ; il déchira la lettre et la jeta par terre. Une inquiétude mêlée d’effroi l’envahit. Au fond de l’alcôve dormait Varvara Nikolaïevna que l’on entendait respirer ; du rez-de-chaussée montaient les voix féminines et les éclats de rire ; mais Kovrine éprouvait l’impression d’être seul dans tout l’hôtel. Il était mal à l’aise à cause de cette lettre dans laquelle la pauvre, la douloureuse Tania le maudissait, lui souhaitait la mort… Et sans cesse il jetait les yeux sur la porte, comme s’il eût craint de voir la puissance inconnue, qui en moins de deux ans avait ravagé sa vie et la vie des siens, entrer brusquement dans la chambre et le dominer de nouveau.

Quand ses nerfs commençaient à se détraquer, il savait par expérience qu’un seul moyen pouvait les calmer : le travail, la concentration des pensées.

Il tira de son portefeuille rouge un projet de compilation qu’il avait apporté pour le cas où la vie en Crimée lui paraîtrait insupportable sans une occupation.

Il s’assit devant la table, se plongea dans le travail, et aussitôt il lui sembla qu’il allait recouvrer son humeur égale et tranquille. Ce projet de compilation reporta même son esprit sur la vanité de ce monde en général.

Il estima que la vie fait payer trop cher le peu de biens, souvent médiocres, qu’elle donne à l’homme.

Par exemple, pour devenir professeur à la Faculté vers la quarantaine, pour conquérir l’avantage d’exposer dans un langage lourd et ennuyeux des idées fort communes, Kovrine avait dû travailler nuit et jour pendant quinze ans, traverser une crise morale très pénible, commettre une foule de sottises et d’injustices qu’il eût bien voulu oublier.

Il comprenait maintenant qu’il était un esprit ordinaire, rien de plus ; et il n’en souffrait même pas, jugeant que chacun doit se contenter de ce qu’il est.

Le travail l’aurait peut-être calmé tout à fait, mais la lettre déchirée blanchissait toujours sur le parquet, ce qui l’empêchait de rassembler ses idées.