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des gerbes d’avoine gisaient fauchées. Le soleil avait disparu, et l’horizon s’embrasait d’une large bande de pourpre annonçant du vent pour le lendemain… Tout se taisait. Les yeux dirigés sur le point d’où le moine noir avait surgi pour la première fois, Kovrine resta pendant vingt minutes immobile, jusqu’à ce que la rougeur du couchant se fût assombrie…

Lorsqu’il rentra, de sa démarche lente, avec un air soucieux, l’office était déjà fini. Yégor Sémionovitch et sa fille, assis sur les marches de la véranda, prenaient leur thé du soir. Ils causaient ; mais, en apercevant Kovrine, ils se turent aussitôt, et il n’eut pas de peine à deviner qu’ils parlaient de lui.

— Il est temps, je crois, que tu boives ton lait, — dit la jeune femme à son mari.

— Non, il n’est pas temps,— répondit-il en s’asseyant sur la dernière marche. — Bois-le toi-même. Je n’en veux pas.

Tania échangea un regard inquiet avec son père, et, d’une voix timide, reprit :

— Mais puisque, tu le remarques toi-même, le lait te fait du bien.

— Ah, oui ! beaucoup de bien, en effet ! — répartit Kovrine avec un sourire ironique. Je vous félicite : depuis vendredi, mon poids s’est augmenté encore d’une livre entière.

Il se pressa la tête entre ses deux mains et s’écria d’une voix qui frémissait d’angoisse :

— Pourquoi, pourquoi vous êtes-vous avisé de me guérir ? Les potions de bromure, l’oisiveté, les bains chauds, la surveillance continue, la peur lâche de boire une gorgée de plus, de faire un pas de trop… tout cela finira par me rendre idiot. J’étais fou, j’avais la manie de la grandeur ; mais, en revanche, toujours content, j’avais du courage, j’étais heureux, intéressant, original. Maintenant je suis devenu sage, raisonnable, mais à quoi cela me sert-il, puisque me voici comme tout le monde ? Je ne suis qu’un être médiocre, et je m’ennuie de vivre… Oh ! comme vous avez été cruels envers moi ! J’avais des hallucinations, mais qui cela dérangeait-il ? je vous le demande, à qui cela pouvait-il nuire ?

— Tu ne sais pas ce que tu dis ! — fit Yégor Sémionovitch en soupirant.