Page:Revue de Paris - 1829 - tome 1.djvu/149

Cette page a été validée par deux contributeurs.
145
DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

même quand la révolution aurait oublié de l’inscrire sur ses listes sanglantes. Mal organisé sous plus d’un rapport, il avait été bien organisé pour les arts. La génération actuelle a pu admirer encore au théâtre sa belle et pompeuse musique d’Ariane dans l’île de Naxos, et je l’ai entendu vanter à l’égal de Gossec pour certains chants d’église. C’était un petit homme d’une physionomie grêle et triste. Son chapeau rond rabattu, ses lunettes inamovibles, son habit d’une propreté sévère et simple, fermé de boutons de cuivre jusqu’au menton, son langage froidement posé et flegmatiquement sentencieux, composaient un ensemble très-médiocrement aimable, mais qui n’avait rien d’absolument, repoussant. Uni à Diétrich par une longue intimité, fondée probablement sur leur commune passion pour la musique, il devint un de ses premiers et de ses plus acharnés accusateurs. Je me souvenais de lui avoir entendu dire avec un calme affreux, dans sa déposition contre le fameux maire de Strasbourg, au tribunal criminel de Besançon : « Je te pleurerai parce que tu es mon ami ; mais tu dois mourir parce que tu es un traître. »

Young était un pauvre cordonnier ; mais il s’en fallait de beaucoup que ce cordonnier fût un homme commun. La nature l’avait fait poète, et sa figure lourde, aux traits massifs et comme mal ébauchés, couronnée de cheveux durs et noirs, que hérissait en touffes divergentes une pommade grossière, s’animait d’une inspiration toute particulière quand il débitait ses odes et ses satires. Il ne composait qu’en allemand ; mais il savait du latin et du grec, et lorsqu’une de ses pièces avait présenté quelque allusion à un passage célèbre dans les classiques, il ne manquait jamais de le rapporter en illustration à la fin de sa lecture. Il est presque inutile de dire que toutes ses inspirations étaient prises dans les événemens contemporains, et qu’il aurait peut-être été incapable d’en trouver ailleurs. Dans ces âmes emportées, violentes, et cependant naïves, la liberté avait absorbé toutes les autres pensées. Si la définition de la monomanie, si commode aujourd’hui, avait été inventée de ce temps-là, on aurait pu l’appliquer aux révolutionnaires de bonne foi, aux hommes de conscience et de cœur qui s’étaient dévoués si

TOME I.
10