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immuable aux principes dont il s’était nourri lentement, avec effort. Chaque année, il revenait à son champ. Le même sol, il le retournait cent fois avec la même charrue, le même attelage, sans révolte. Et cette placidité, cette persévérance bovine, incroyables chez un artiste du xixe siècle, font l’étonnement des historiens.

Une pâte si lourde eût-elle fini par lever sans l’influence de Wagner ? Qu’on nous permette d’en douter. Les intimes de Bruckner, ses disciples ou ses protecteurs, gémissaient entre eux, bien souvent, de ses insuffisances. Sa médiocrité intellectuelle ne transparaît que trop dans ses compositions. Dieu ! que leurs « développements » sont touffus ! À coup sûr, le sens de l’équilibre faisait défaut à leur auteur. Le mieux serait probablement de l’en tenir quitte. Acceptons donc, une fois pour toutes, cette idée : son goût n’était point le nôtre. Nul raffinement, nulle culture. Les disparates ne le choquaient en rien, puisque ses grandes tapisseries d’orchestre sont faites presque toujours de pièces et de morceaux. Les plus beaux éclairs surviennent chez lui après des remplissages sans intérêt, des mélodies redondantes et cotonneuses. Nous déplorions tantôt certain épisode qui dépare l’adagio de la Septième symphonie. Eh bien ! examinons-le ensemble, s’il vous plaît. Voyez comme ce moderato se fait insinuant, doucereux. Avec ses molles inflexions à la viennoise, son rythme ternaire qui s’oppose à la carrure du motif héroïque, il voudrait nous rappeler peut-être le céleste intermède en ré majeur qui transfigure, chez Beethoven, l’adagio de la Neuvième symphonie. Peine perdue, hélas !… Entre Bruckner et Beethoven, les Muses ont eu soin de laisser une distance incommensurable. Et le mot de Vauvenargues se vérifie cette fois encore : « On ne peut contrefaire le génie. »

À la vérité, la grandeur de Bruckner est d’un autre ordre. L’essentiel se trouve ailleurs. L’écrirons-nous, au risque d’effaroucher ceux qui n’envisagent dans l’art des sons que le phénomène auditif à l’état brut, indépendamment de ses résonances intellectuelles ou affectives, comme si la musique n’était pas avant tout un langage ? Oui, certes, osons le dire : l’excellence d’Anton Bruckner n’a point tenu à sa maîtrise de la forme ou de la couleur ; elle tient à des éléments moraux et spirituels. Amour des humains, ses frères ; amour de la