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LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE

une opération beaucoup plus difficile, plus longue, plus délicate : la pensée humaine, au lieu de rétrécir la réalité à la dimension d’une de ses idées, devra se dilater elle-même au point de coïncider avec une portion de plus en plus vaste de la réalité. Mais il faudra, pour cela, le travail accumulé de bien des siècles. En attendant, le rôle de chaque philosophe est de prendre, sur l’ensemble des choses, une vue qui pourra être définitive sur certains points, mais qui sera nécessairement provisoire sur d’autres. On aura bien là, si l’on veut, une espèce de système ; mais le principe même du système sera flexible, indéfiniment extensible, au lieu d’être un principe arrêté, comme ceux qui ont donné jusqu’ici les constructions métaphysiques proprement dites. Telle est, nous semble-t-il, l’idée implicite de la philosophie française. C’est une idée qui n’est devenue tout à fait consciente d’elle-même, ou qui n’a pris la peine de se formuler, que dans ces derniers temps. Mais, si elle ne s’était pas dégagée plus tôt, c’est justement parce qu’elle était naturelle à l’esprit français, esprit souple et vivant, qui n’a rien de mécanique ou d’artificiel, esprit éminemment sociable aussi, qui répugne aux constructions individuelles et va d’instinct à ce qui est humain.

Par là, par les deux ou trois tendances que nous venons d’indiquer, s’explique peut-être ce qu’il y a eu de constamment génial et de constamment créateur dans la philosophie française. Comme elle s’est toujours astreinte à parler le langage de tout le monde, elle n’a pas été le privilège d’une espèce de caste philosophique ; elle est restée soumise au contrôle de tous ; elle n’a jamais rompu avec le sens commun. Pratiquée par des hommes qui furent des psychologues, des biologistes, des physiciens, des mathématiciens, elle s’est continuellement maintenue en contact avec la science aussi bien qu’avec la vie. Ce contact permanent avec la vie, avec la science, avec le sens commun, l’a sans cesse fécondée en même temps qu’il l’empêchait de s’amuser avec elle-même, de recomposer artificiellement les choses avec des abstractions. Mais, si la philosophie française a pu se revivifier indéfiniment ainsi en utilisant toutes les manifestations de l’esprit français, n’est-ce pas parce que ces manifestations tendaient elles-mêmes à prendre la forme philosophique ? Bien rares, en France, sont les savants,