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LE FEU

moi ! » pensa-t-elle ; mais elle souriait de ce faible sourire qui voilait sa souffrance. « C’est moi, moi qui partirai, qui disparaîtrai, qui m’en irai mourir au loin, à mon amour, mon amour ! »

Durant cette minute de relâche, elle n’avait réussi ni à vaincre sa tristesse ni à ressusciter son espérance ; mais, pourtant, sa peine était devenue plus molle, avait perdu toute âcreté, toute rancune.

— Veux-tu que nous partions ?

« Partir, toujours partir, errer par le monde, s’en aller au loin ! — pensait la femme nomade. — Jamais de répit, jamais de repos. L’anxiété de la course n’est pas apaisée encore, et déjà la trêve expire. Tu voudrais me consoler, mon ami ; et, pour me consoler, tu me proposes d’aller au loin une fois de plus, alors que depuis hier seulement je suis rentrée dans ma maison ! »

Tout à coup, ses yeux furent comme une source jaillissante.

— Laisse-moi dans ma maison encore un peu ! Et toi aussi, reste, si cela t’est possible. Plus tard, tu seras libre, tu seras heureux… Tu as devant toi un temps si long ! Tu es jeune. Tu obtiendras ce qui t’est dû. Pour t’avoir attendu, on ne te perdra pas !

Ses yeux avaient deux visières de cristal qui brillaient au soleil, presque fixes dans ce visage fiévreux,

— Ah ! toujours la même ombre ! — s’écria Stelio fiévreux avec une impatience qu’il ne put contenir. — Mais à quoi penses-tu ? Que crains-tu ? Pourquoi ne me parles-tu pas de ce qui t’afflige ? Expliquons-nous, enfin ! Qui m’attend ?

Elle frémit d’épouvante à cette question qui lui sembla inattendue et nouvelle, bien que répétant ses propres paroles. Elle frémit de se retrouver si près du péril, comme si, en cheminant à travers cette bonne herbe, un précipice se fût ouvert sous ses pieds.

— Qui m’attend ?

Et voilà que, soudain, là, dans ce lieu étranger, sur cette belle prairie, à la fin du jour, après toutes ces apparitions de spectres sanglants ou exsangues, surgissait une vivante forme de volonté et de désir qui l’emplissait d’une terreur autrement