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LE FEU

traits des Pisani, procurateurs de Saint-Marc ; dans une autre, par les médaillons en marbre de tous les doges ; dans une autre, par une série de fleurs peintes à l’aquarelle et placées dans des cadres délicats, pâles comme ces fleurs desséchées que l’on met sous verre en souvenir d’un amour ou d’une mort. Dans une autre, la Foscarina dit en entrant ;

Col tempo ! Ici encore.

Il y avait sur une console une traduction en marbre de la figure de Francesco Torbido, rendue plus horrible par le relief, par la subtile application du statuaire à distinguer l’un de l’autre, avec le ciseau, chaque tendon, chaque sillon, chaque ride. Et, aux portes de la salle, apparurent les fantômes des femmes couronnées qui avaient caché leur infortune et leur dépérissement dans cette demeure ample comme un palais et comme un monastère.

— Marie-Louise de Parme, en 1817, — expliquait la voix fastidieuse.

Et Stelio :

— Ah ! la reine d’Espagne, l’épouse de Charles IV, la maîtresse de Manuel Godoï ! Celle-là, entre toutes, m’attire. Elle est venue ici au temps de l’exil. Savez-vous si elle y a résidé avec le roi et avec le favori ?

Mais le gardien ne savait que ce nom et cette date.

— Pourquoi vous attire-t-elle ? demanda la Foscarina. Je ne sais rien de son histoire.

— Sa fin, les dernières années de sa vie d’exil après tant de passion et tant de luttes, sont d’une poésie extraordinaire.

Et il lui dépeignit cette figure violente et tenace, le roi faible et crédule, le bel aventurier qui avait joui du lit de la reine et avait été traîné sur le pavé par la foule en furie, les agitations de ces trois existences liées par le sort et emportées dans la volonté de Napoléon comme des pailles dans l’ouragan, le tumulte d’Aranjuez, l’abdication, l’exil.

— Ce Godoï, le Prince de la Paix, comme le roi l’avait appelé, suivit les souverains dans l’exil, fidèlement : il resta fidèle à sa royale amante, et elle à lui. Et toujours ils vécurent ensemble sous le même toit, et jamais Charles ne soupçonna la vertu de Marie-Louise, et, jusqu’à sa mort, il couvrit les deux amants de sa bénignité inaltérable. Imaginez