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LA REVUE DE PARIS

Mais, ce jour-là, ils connurent d’autres ombres, d’autres épouvantes.

Désormais, le sens tragique de la vie les occupait tous deux ; et en vain s’efforçaient-ils de vaincre cette corporelle tristesse où, de seconde en seconde, leurs esprits se faisaient plus lucides et plus inquiets. Ils se tenaient par la main, comme s’ils avaient cheminé dans l’obscurité, ou dans des lieux périlleux. Ils parlaient rarement ; de temps à autre, ils se regardaient dans les prunelles ; et les yeux de l’un versaient dans les yeux de l’autre une onde confuse, qui n’était que l’horreur et l’amour débordants. Mais leurs cœurs ne s’allégeaient pas.

— Nous continuons ?

— Oui.

Ils se tenaient par la main étroitement, comme s’ils eussent fait une étrange épreuve, résolus d’expérimenter jusqu’à quelle profondeur pouvaient atteindre les forces jointes de leur mélancolie. À Dolo, les roues firent craquer les feuilles de châtaignier qui recouvraient le chemin ; et les grands arbres rouillés flamboyèrent sur leurs têtes comme des rideaux de pourpre qui s’incendieraient. Plus loin, la villa Barbariga leur apparut, seule et désolée au milieu de son jardin dénudé, rougeâtre, avec les traces des anciennes peintures sur les crevasses de sa façade, tels des restes de cinabre dans les rides d’une vieille femme galante. Et, à chaque regard, les lointains de la campagne s’atténuaient davantage et bleuissaient, comme les choses qui se submergent.

— Voici Strà.

Ils descendirent devant la villa des Pisani, entrèrent ; accompagnés par le gardien, ils visitèrent les appartements déserts. Ils entendirent le bruit de leurs pas sur le marbre qui les reflétait, l’écho dans les voûtes historiées, le gémissement des portes s’ouvrant et se refermant, la voix fastidieuse réveillant les souvenirs. Les pièces étaient vastes, tendues d’étoffes passées, ornées dans le style de l’Empire, avec les emblèmes napoléoniens. Dans l’une, les murs étaient couverts par les por-