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LE FEU

nages langoureux sur un grain de beauté, sur un barbet ou sur un « bombé », — se désagrégeaient dans l’abandon et dans le silence. Plusieurs avaient l’aspect de la ruine humaine, avec leurs ouvertures vides qui ressemblaient aux orbites aveugles, aux bouches édentées. D’autres, à première vue, semblaient sur le point de se réduire en miettes et en poussière, comme les chevelures des mortes quand on découvre leur tombe, comme les vieux vêtements rongés par les mites quand on ouvre les armoires depuis longtemps fermées. Les murs d’enceinte étaient renversés, les pilastres brisés, les grilles tordues, les jardins envahis par les cultures potagères. Mais, çà et là, tout près, au loin, partout, dans les vergers, dans les vignes, parmi les choux argentés, parmi les légumes, au milieu des pâturages, sur les tas de fumier et de marc de raisin, sous les meules de paille, au seuil des chaumières, partout, dans la campagne fluviale, se dressaient les statues survivantes. Elles étaient innombrables, tout un peuple dispersé, blanches encore, ou grises, ou jaunes de lichens, ou verdies par les mousses, ou bigarrées de taches, et dans toutes les attitudes, et faisant tous les gestes, Déesses, Héros, Nymphes, Saisons, Heures, avec leurs arcs, avec leurs flèches, avec leurs guirlandes, avec leurs cornes d’abondance, avec leurs torches, avec tous les emblèmes de la puissance, de la richesse et du plaisir, exilées des fontaines, des grottes, des labyrinthes, des berceaux, des portiques, amies du buis et du myrte toujours verts, protectrices des amours fugitives, témoins des serments éternels, figures d’un rêve beaucoup plus ancien que les mains qui les avaient formées et que les yeux qui les avaient contemplées dans les jardins détruits. Et, sous le doux soleil de ce tardif été des morts, leurs ombres, qui s’allongeaient peu à peu sur la campagne, semblaient être les ombres de l’irrévocable Passé, de ce qui n’aime plus, de ce qui ne rit plus, de ce qui ne pleure plus, de ce qui ne revivra jamais plus, de ce qui ne reviendra jamais plus. Et la muette parole sur leurs lèvres de pierre était la même que disait l’immobile sourire sur les lèvres de la femme fanée : — rien.