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LE FEU

si les habitants l’eussent désertée depuis des siècles ou que tous dormissent couchés depuis la veille dans leurs fosses.

— Veux-tu que nous revenions en arrière ? Le bateau est encore là.

Elle semblait ne pas entendre.

— Réponds, Foscarina !

— Allons, allons, — répondit-elle. — En quelque endroit qu’on aille, le sort ne change pas.

Son corps s’abandonnait au mouvement des roues, au roulement berceur, et craignait de l’interrompre, et répugnait au plus léger effort, à la plus petite fatigue, dominé par une pesante inertie. Son visage était comme ces délicates couches de cendre qui se forment autour des braises allumées et qui en voilent la consomption.

— Chère, chère âme ! — dit-il en s’inclinant vers elle et en effleurant de ses lèvres la joue blême. — Serre-toi contre moi, abandonne-toi à moi avec confiance. Je ne te manquerai pas et tu ne me manqueras pas. Nous la trouverons, nous la trouverons, cette vérité secrète sur laquelle notre amour pourra se reposer à jamais, immuable. Ne sois pas fermée pour moi, ne souffre pas seule, ne me cache pas ton tourment ! Parle-moi, quand ton cœur se gonfle de chagrin. Laisse-moi croire que je pourrai te consoler. Ne nous taisons rien l’un à l’autre, ne nous cachons rien. J’ose te rappeler un pacte que tu as imposé toi-même. Parle-moi, et toujours je te répondrai sans mentir. Laisse-moi venir à ton aide, moi qui ai reçu de toi un si grand bien ! Dis-moi que tu n’as pas peur de souffrir… Je crois ton âme capable de supporter toute la douleur du monde. Fais que je ne perde pas ma foi en cette force de passion par laquelle souvent tu m’es apparue divine. Dis-moi que tu n’as pas peur de souffrir… Je ne sais ; je me trompe peut-être… Mais j’ai senti en toi une ombre, comme une volonté désespérée de t’éloigner, de te dérober, de trouver un dénouement… Pourquoi ? Pourquoi… Et, tout à l’heure, tandis que je regardais cette désolation terrible qui nous sourit, une grande épouvante m’a tout à coup serré le cœur : j’ai pensé que ton amour aussi pourrait changer comme toutes les choses, passer, se dissoudre. « Tu me perdras. » Ah ! cette parole,