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LE FEU

fut un voyage bref et pourtant immense, où ils franchirent les vertigineux espaces qu’ils avaient au dedans de leur âme.

Le bateau aborda au rivage de Fusina. Réveillés, ils se regardèrent avec des yeux éblouis, et ils éprouvèrent tous les deux une sorte d’égarement qui ressemblait à la désillusion, quand ils mirent le pied à terre, quand ils virent ce rivage abandonné où poussaient de rares herbes pâles. Et les premiers pas leur furent fâcheux, parce qu’ils sentirent le poids de leur chair qui leur avait paru s’alléger dans le trajet fluide.

« Il m’aime donc ? » Au cœur de la femme se ravivait la peine avec l’espérance. Elle ne doutait pas que l’ivresse de l’aimé fût sincère, que ses paroles répondissent à une ferveur interne. Elle savait combien il s’abandonnait entièrement à chaque onde de sa sensibilité, combien il était incapable de simulation et de mensonge. Plus d’une fois elle l’avait entendu proférer les vérités cruelles avec cette même grâce flexible et féline qu’ont dans le mensonge certains hommes adonnés à la séduction. Elle connaissait bien ce regard limpide et droit qui, par instants, devenait glacial ou dur, mais qui jamais ne devenait oblique. Seulement, elle connaissait aussi la rapidité et la diversité merveilleuses d’émotion et de pensée qui rendaient cet esprit insaisissable. Il y avait toujours en lui quelque chose d’ondoyant, de mobile et de vigoureux qui lui suggérait l’image double et diverse de la flamme et de l’eau. Et elle voulait l’atteindre, le captiver, le posséder ! Il y avait toujours en lui une ardeur démesurée de vivre, comme si chaque seconde lui eût paru la dernière et qu’il eût été sur le point de s’arracher à la joie et à la douleur de l’existence, ainsi qu’on s’arrache aux caresses et aux larmes d’un adieu d’amour. Et c’était à cette avidité insatiable qu’elle voulait suffire elle seule !

Qu’est-ce qu’elle était donc pour lui, sinon un aspect de cette « Vie aux mille et mille visages » vers laquelle son désir, selon une figure de sa poésie, agitait continuellement « tous ses thyrses » ? Pour lui, elle était un motif de visions et d’inventions, comme les collines, comme les bois, comme les orages. En elle, il buvait le mystère et la beauté, comme en toutes les formes de l’Univers. Et voilà que déjà il s’était