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LA REVUE DE PARIS

tion de l’arrêt qui la condamnait, ou une obscure menace de nouveaux malheurs, ou un symbole de son état, ou une signification d’occultes vérités qui devaient agir cruellement sur son existence. Au coin de Saint-Marc, près de la Porte de la Carte, elle sentit vivre comme s’ils eussent été de sombre sang les quatre rois de porphyre qui s’embrassent pour un pacte avec un seul bras, tandis que leur poing dur serre le glaive dont la garde se termine en bec d’épervier. Les innombrables veines des marbres divers dont est incrusté le flanc du temple, ces trames confuses de couleur variée, ces labyrinthes et ces méandres qui s’enchevêtrent, furent pour elle comme une image visible de sa propre diversité intérieure, de la confusion même de ses pensées. Tour à tour elle avait la sensation que les choses étaient étrangères, lointaines, inexistantes, puis familières, voisines, participant à sa vie secrète. Tour à tour elle croyait se trouver en des lieux inconnus, puis au milieu de formes qui lui appartenaient comme si elle les eût composées de sa propre substance. Pareille à l’agonisante, elle était illuminée tout à coup par des images de son enfance la plus reculée, par des souvenirs d’événements très anciens, par l’apparition rapide et nette d’un visage, d’un geste, d’une chambre, d’un paysage. Et, par-dessus tous ces fantômes, dans un champ d’ombre, les yeux maternels la regardaient, cléments et forts, pas plus grands que les yeux humains lorsqu’ils vivent sur terre, mais pourtant infinis comme un horizon vers lequel ils l’auraient appelée. « Vais-je te rejoindre ? M’appelles-tu vraiment pour la dernière fois ? »

Elle était entrée sous la Porte de la Carte, avait traversé le porche. L’ivresse de sa douleur la ramenait au point où, dans une nuit de gloire, les trois destins s’étaient rencontrés. Elle se dirigea vers le puits du rendez-vous. Autour de cette margelle de bronze, toute la vie de ces quelques instants ressuscita pour elle avec l’évidence et le relief de la réalité. C’était là que, s’adressant à sa compagne, avec un sourire elle avait dit : « Donatella, voici le Maître du Feu ! » L’immense cri de la multitude avait couvert sa voix ; et, sur leurs têtes, le ciel s’était embrasé de mille colombes ardentes.

Elle s’approcha du puits. Pendant qu’elle le considérait, les