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LA REVUE DE PARIS

rêves qu’il vous plaira d’évoquer par la parole ? Ne sentez-vous pas déjà que la foule est disposée à recevoir votre révélation ?

Ainsi caressait-elle son ami délicatement ; ainsi elle l’exaltait par une louange incessante.

— Il n’était pas possible d’imaginer une fête plus magnifique et plus insolite, pour tirer de sa tour d’ivoire un poète dédaigneux tel que vous. À vous seul était réservée cette joie : communiquer pour la première fois avec la multitude en un lieu souverain comme cette salle du Grand Conseil, du haut de cette estrade où jadis le doge haranguait l’assemblée des patriciens, avec le Paradis du Tintoret pour fond et, sur votre tête, la Gloire du Véronèse !

Stelio Effrena la regarda au fond des prunelles.

— Vous voulez m’enivrer, — dit-il avec un rire soudain. — C’est la coupe que l’on offre au condamné s’acheminant vers le dernier supplice. Eh bien, mon amie, cela est vrai : je vous confesse que mon cœur tremble un peu.

Le bruit d’une acclamation s’éleva du traghetto de San-Gregorio, résonna dans le Grand Canal, se répercuta sur les disques de porphyre et de serpentin qui ornent le palais des Dario, incliné comme une courtisane décrépite sous la pompe de ses colliers.

La barque royale passait.

— Voilà celle de vos auditrices que l’étiquette vous prescrit d’enguirlander dans l’exorde, — dit la femme ingénieuse à flatter, faisant allusion à la Reine. — Vous avez, je crois, dans un de vos premiers livres, confessé votre respect et votre goût pour le Cérémonial. Une de vos imaginations les plus extraordinaires est celle qui a pour motif une journée de Charles II, roi d’Espagne…

Quand la barque passa près de la gondole, ils saluèrent tous les deux. La Reine, reconnaissant le poète de Perséphone et l’illustre tragédienne, se retourna par un mouvement de curiosité instinctive : — toute blonde et rose, toute fraîche dans la lumière de ce grand sourire inextinguible qui s’épanchait comme une source parmi les pâles méandres des dentelles de Burano. Elle avait à son côté cette Andriana Duodo qui, dans la petite île industrieuse, cultivait le jardin de fil où renaissaient merveilleusement ces fleurs anciennes.