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LA REVUE DE PARIS

comme une musique visible, la force et la beauté humaines transfigurées par des siècles d’art s’harmonisaient en une seule forme que ces enivrés croyaient avoir sous les yeux réelle et respirante, érigée là par le poète nouveau.

Et ils exhalaient leur ivresse dans cet immense cri vers celui qui avait offert à leurs lèvres avides la coupe de son vin. Tous voyaient maintenant l’inextinguible flamme à travers le voile de l’eau. Et déjà tel d’entre eux s’imaginait lui-même froissant les feuilles du laurier pour s’en parfumer les doigts ; et déjà tel autre avait résolu de retrouver au fond d’un canal taciturne l’antique épée et l’antique diadème.

À présent, sous les lambris, du Musée voisin, Stelio Effrena était seul avec les statues, incapable de supporter aucun autre contact, pris du besoin de se recueillir et d’apaiser en lui-même cette singulière vibration par laquelle il lui avait semblé que son essence allait se répandant, diffuse à travers l’âme innombrable. Des récentes paroles, il ne retrouvait pas trace dans sa mémoire ; des récentes images, il n’apercevait aucun vestige. Seule persistait au milieu de son esprit cette « fleur du feu » qu’il avait fait naître à la gloire du premier Bonifacio et cueillie lui-même de ses doigts incombustibles pour l’offrir à la femme qui s’était promise. Il revoyait comment, à l’instant précis de cette offrande spontanée, la femme avait détourné la tête, et comment, au lieu du regard absent, il avait rencontré le sourire indicateur. Alors le nuage de l’ivresse, qui était sur le point de s’envoler, se condensa de nouveau en lui sous la forme vague de la musicienne ; et il lui sembla que celle-ci, tenant à la main la fleur du feu, dans une attitude souveraine, émergeait sur son agitation intérieure comme sur une tremblante mer d’été. De la salle du Grand Conseil arrivèrent à lui, comme pour célébrer cette image, les premières notes de la symphonie de Marcello, symphonie dont le mouvement fugué révélait aussitôt le caractère du grand style. Une idée sonore, précise et forte comme une personne vivante, se développait selon la mesure de sa puissance. Et il y reconnut la vertu de ce même principe