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LE FEU

Il la voyait, cette galère, au lointain d’un horizon prophétique, sur cette mer italienne où la Beauté descendait encore une fois pour couronner Venise Anadyomène avec une guirlande d’étoiles nouvelles.

« Regardez-le, ce navire ! Il semble porter un message des dieux. Regardez-la, cette Femme symbolique ! Ses flancs sont capables de porter le germe d’un monde. »


Un vaste applaudissement éclata, dominé aussitôt par la clameur des jeunes hommes, jaillie comme un ouragan vers celui qui faisait fulgurer aux yeux inquiets une si grande espérance, vers celui qui professait une foi si clairvoyante dans l’occulte génie de la race, dans la vertu ascensionnelle des idéalités transmises par les pères, dans la souveraine dignité de l’esprit, dans le pouvoir indestructible de la Beauté, dans toutes les hautes valeurs que la barbarie moderne tient pour viles. Les disciples tendaient les bras vers le Maître avec une effusion de reconnaissance, avec un élan d’amour : car il avait allumé leurs âmes comme des flambeaux. En chacun d’eux revivait la créature de Giorgione, l’adolescent aux belles plumes blanches, qui s’avançait vers la riche proie amassée ; et en chacun d’eux semblait multipliée la puissance de jouir.

Leur cri exprimait si bien leur trouble intime que l’animateur en trembla et fut traversé par un flot soudain de tristesse, en songeant à la cendre de ce feu passager, en songeant aux cruels réveils du lendemain. Contre quels âpres obstacles devait se briser ce terrible désir de vivre, cette violente volonté de façonner pour son propre destin les ailes de la Victoire et de bander toutes les énergies de son être vers le but sublime !

Mais la nuit favorisait le juvénile délire. Tous les rêves de domination, de volupté et de gloire que Venise avait bercés, puis étouffés dans ses bras de marbre, ils ressuscitaient tous des fondements du Palais, entraient par les balcons ouverts, palpitaient comme un peuple renaissant, sous les volutes de ce ciel riche et lourd, pareil à un trésor suspendu. La force qui, sur l’ample voûte et sur les hautes murailles, gonflait la musculature des dieux, des rois et des héros, la beauté qui, dans la nudité des déesses, des reines et des courtisanes, coulait