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LA REVUE DE PARIS

dans les yeux de l’aimé quelque chose d’étranger et de lointain.

Mais il l’avait vue très belle, au moment où elle s’élançait de l’ombre, animée d’une violence un peu semblable à celle de la tempête qui agitait les lagunes. Le cri, le geste, le bond, l’arrêt subit, la vibration des muscles sous la tunique, le visage s’éteignant comme un feu qui se résout en cendres, l’intensité du regard pareille aux éclairs d’un combat, la respiration qui lui ouvrait les lèvres comme la chaleur ouvre les lèvres de la terre, tous les aspects de la personne véritable manifestaient une puissance de vie pathétique comparable seulement à la poussée des énergies naturelles, à l’action des forces cosmiques. L’artiste reconnaissait en elle la créature dionysiaque, la vivante matière apte à recevoir les rythmes de l’art, à être modelée selon les figures de la poésie. Et, la voyant innombrable comme les vagues de la mer, il trouva inerte ce masque aveugle qu’il voulait lui mettre sur le visage, il trouva que cette fiction tragique par où elle devait passer douloureusement était trop étroite, que l’ordre des sentiments d’où elle devait tirer ses expressions était trop limité, que l’âme qu’elle aurait à révéler était une âme presque souterraine. « Ah ! tout ce qui tremble, pleure, espère, halète, délire dans l’immensité de la vie ! » Les images mentales furent prises d’une sorte de panique, d’une terreur dissolvante. Que pouvait être cette œuvre seule devant l’immensité de la vie ? Eschyle avait composé plus de cent tragédies, Sophocle davantage encore. Ils avaient construit un monde avec des fragments gigantesques soulevés par leurs bras titaniques. Leur labeur était vaste comme une cosmogonie. Les figures eschyliennes semblaient chaudes encore du feu éthéré, claires de la clarté sidérale, humides de la nuée fécondante. La statue d’Œdipe semblait sculptée dans le bloc même du mythe solaire ; celle de Prométhée semblait tirée de l’outil primitif avec lequel le pasteur Arya produisait le feu sur le haut plateau asiatique. L’esprit de la Terre travaillait les créateurs.

— Cache-moi, cache-moi ; et ne me demande rien, et laisse-moi me taire ! — supplia-t-il, incapable de dissimuler