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LA REVUE DE PARIS

La force et la sûreté de cette alliance exaltaient son orgueil ; mais, cependant, tout au fond de son cœur, frémissaient une aspiration et un pressentiment indéfinis qui par instants se condensaient et lui devenaient lourds comme une angoisse.

— Je voudrais ne pas te quitter, ce soir, Stelio ! — confessa le bon frère, enveloppé, lui aussi, dans un voile de mélancolie. — Quand je suis à ton côté, ma respiration s’élargit et je me sens vivre d’une vie plus rapide.

Stelio se taisait. Le vent paraissait faiblir. Les souffles intermittents arrachaient les feuilles des acacias, sur le Campo de San-Giacomo, et les faisaient tournoyer. L’église brune et le campanile quadrangulaire, en brique nue, priaient silencieusement vers les étoiles.

— Connais-tu la colonne verte qui est à San-Giacomo dall’ Orio ? — reprit Daniele, afin de retenir son ami quelques minutes encore, parce qu’il appréhendait l’adieu. — Quelle matière sublime ! On dirait la condensation fossile d’une immense forêt verdoyante. À suivre ses veines innombrables, l’œil voyage en rêve à travers le mystère sylvestre. Quand je la regarde, il me semble que je visite la Sila, l’Hercynia.

Stelio connaissait la colonne. Un jour, Perdita s’était longuement appuyée au grand fût précieux pour contempler la magique frise d’or qui se courbe sur la toile du Bassan et qui l’obscurcit.

— Rêver, rêver toujours ! — soupira-t-il, dans un retour de cette amère impatience qui, sur le bateau en parlant de Lido, lui avait suggéré de railleuses paroles. — Vivre de reliques ! Mais pense donc à ce Dandolo qui abattit du même coup cette colonne et un empire, et qui voulut rester doge alors qu’il pouvait devenir empereur. Il vécut plus que toi, je suppose : toi qui erres dans les forêts lorsque tu contemples le marbre qu’il a pillé. Adieu, Daniele.

— Ne rabaisse pas ton sort.

— Je voudrais le forcer.

— La pensée est ton arme.

— Souvent mon ambition brûle ma pensée.

— Tu possèdes le pouvoir de créer. Que te faut-il davantage ?