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LE FEU

la grande nuit étoilée sur Rome ; ils virent la foule frénétique descendre de la colline, emportant dans son rude cœur la confuse révélation de la poésie ; ils entendirent les clameurs qui se prolongeaient parmi l’ombre de la cité immortelle.

— Et maintenant, adieu, Daniele ! — dit le maître, repris du besoin de se hâter, comme si quelqu’un l’attendait ou l’appelait.

Les yeux de la muse tragique se tenaient immobiles au fond de son rêve, sans regards, pétrifiés dans la divine cécité des statues.

— Où vas-tu ?

— Au palais Capello.

— La Foscarina connaît-elle la trame de ton œuvre ?

— Vaguement.

— Et quelle figure lui donneras-tu ?

— Elle sera aveugle, déjà passée dans un autre monde, au delà de la vie. Elle verra ce que les autres ne sauraient voir. Elle aura les pieds dans l’ombre, le front dans la vérité éternelle. Les conflits de l’heure tragique se répercuteront dans sa nuit intérieure en s’y multipliant comme les tonnerres dans les profondes enceintes des roches solitaires. À l’égal de Tirésias, elle comprendra toutes les choses, permises et défendues, célestes et terrestres ; et elle saura « combien il est dur de savoir, quand le savoir est inutile ». Ah ! ce sont de merveilleuses paroles que je veux mettre dans sa bouche, et des silences d’où naîtront des beautés infinies…

— Sur la scène, — dit Glàuro, — qu’elle parle ou qu’elle se taise, sa puissance est plus qu’humaine. Elle réveille dans nos cœurs le plus occulte mal et l’espoir le plus secret ; et, par son enchantement, notre passé devient présent ; et, par la vertu de ses aspects, nous nous reconnaissons dans les douleurs souffertes à travers les temps par d’autres créatures, comme si l’âme révélée par elle était notre âme même.

Ils s’arrêtèrent sur le pont Savio. Stelio se taisait, sous un flot d’amour et de mélancolie qui soudain l’inonda. Il réentendait la voix triste : « Avoir aimé ma gloire fugitive seulement pour qu’elle pût un jour servir à la vôtre ! » Il réentendait sa propre voix : « Je t’aime et je crois en toi ; je m’abandonne tout entier. Tu es ma compagne. Ta main est forte. »