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LA REVUE DE PARIS

feu, avec les montagnes, avec les nuages, dans leur lutte pathétique contre le Destin qui doit être vaincu, et que la Nature fût autour d’elles ce que la virent nos premiers pères : l’actrice passionnée d’un drame éternel.

Ils entraient dans le Campo de San-Cassiano, désert sur son rio livide ; et leur voix et leurs pas y résonnèrent comme dans un cirque de rochers, clairs sur le bruit sourd qui venait du Grand Canal comme d’un fleuve. Une ombre violacée montait de l’eau fiévreuse et se répandait dans l’air comme une exhalaison mortelle. La mort semblait régner là depuis longtemps. Le volet d’une haute fenêtre battait au vent contre la muraille et grinçait sur ses gonds, signe d’abandon et de ruine. Mais, dans l’esprit de l’animateur, toutes ces apparences opéraient d’extraordinaires transfigurations. Il revoyait un lieu solitaire et sauvage près des tombeaux de Mycènes, entre le second pic de la montagne Eubœa et le flanc inaccessible de la citadelle. Les myrtes poussaient avec vigueur parmi les âpres blocs et les ruines cyclopéennes. L’eau de la fontaine Perséia, jaillissant d’entre les roches, se recueillait dans une cavité semblable à une conque et, de là, courait se perdre au fond du ravin pierreux. Sur le bord de la fontaine, au pied d’un buisson, gisait le cadavre de la victime, allongé, rigide, candide. Dans le silence mortel on entendait le murmure de l’eau et le souffle intermittent de la brise sur les myrtes qui s’inclinaient…

— Ce fut en un lieu auguste, dit-il que j’eus la première vision de mon œuvre nouvelle : à Mycènes, sous la porte des Lions, en relisant l’Orestie… Terre de feu, pays de soif et de délire, patrie de Clytemnestre et de l’Hydre, sol à jamais stérilisé par l’horreur du plus tragique destin qui ait dévoré une race humaine… As-tu parfois songé à cet explorateur barbare qui, ayant passé une longue partie de son existence parmi les drogues et derrière un comptoir, entreprit de rechercher les tombeaux des Atrides dans les ruines de Mycènes, et qui, un jour, — le sixième, anniversaire est récent, — eut la plus grande et la plus étrange vision qui se soit jamais offerte à des yeux mortels ? As-tu parfois songé à ce gros Schliemann, au moment où il découvrit le plus éblouissant trésor que la Mort ait amassé dans l’obs-