Page:Revue de Paris, 7è année, Tome 3, Mai-Juin 1900.djvu/521

Cette page a été validée par deux contributeurs.
517
LE FEU

extraordinaire, atteindra l’extrême limite de la puissance verbale : car il sera vivifié par une continuelle aspiration au chant, qui ne pourra s’apaiser que dans la mélodie remontant de l’orchestre, à la fin de l’épisode tragique. As-tu compris ?

— Donc, tu places l’épisode entre deux symphonies qui le préparent et qui le terminent, puisque la musique est le principe et la fin du verbe humain.

— Je rapproche ainsi du spectateur les personnages du drame. Te rappelles-tu cette figure employée par Schiller, dans l’ode où il célèbre la traduction que fit Gœthe du Mahomet, afin de signifier que, sur la scène, il n’y a de vie possible que pour un monde idéal ? Le Char de Thespis, comme la Barque d’Achéron, est si léger qu’il ne peut porter que les ombres ou les images humaines. Sur la scène vulgaire, ces images sont si éloignées que tout contact avec elles nous semble impossible, comme le contact avec les formes mentales, elles sont distantes et étrangères. Mais, en les faisant apparaître dans le silence rythmique, en les faisant accompagner par la musique jusqu’au seuil du monde visible, je les rapproche merveilleusement, puisque j’éclaire les fonds les plus secrets de la volonté qui les produit. Comprends-tu ? Leur intime essence est là, découverte et mise en communication immédiate avec l’âme de la foule qui, sous les Idées signifiées par les voix et par les gestes, sent la profondeur des Motifs musicaux qui leur correspondent dans les symphonies. Bref, je montre les images peintes sur le voile et aussi ce qui se passe derrière le voile. Comprends-tu ? Et, par le moyen de la musique, de la danse et du chant, je crée autour de mes héros une atmosphère idéale où vibre toute la vie de la Nature, si bien qu’en chacun de leurs actes semblent converger, non seulement les puissances de leurs destins préfix, mais encore les plus obscures volontés des choses environnantes, des âmes élémentaires qui vivent dans le grand cercle tragique : car je voudrais que l’on sentît mes créatures, pareilles aux créatures d’Eschyle, qui portent en elles-mêmes quelque chose des mythes naturels d’où elles sont nées, je voudrais qu’on les sentit palpiter dans le torrent des forces sauvages, souffrir au contact de la terre, communier avec l’air, avec l’eau, avec le