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LA REVUE DE PARIS

continuel besoin d’imposer aux spectateurs une magnifique image de lui-même, qui les étonne !

L’abbé redressait son buste maigre et ossu, qui semblait serré dans une cotte de mailles ; et, se haussant ainsi de toute sa stature, il avait la tête découverte pour prier, pour adresser sa muette prière au Dieu des Tempêtes. Le vent secouait l’épaisse chevelure blanche, cette chevelure léonine d’où étaient partis tant de frémissements et d’éclairs pour troubler la foule et les femmes. Ses yeux magnétiques étaient levés vers les nuages, tandis que les paroles non prononcées se dessinaient sur ses longues lèvres minces, répandant un souffle mystique sur ce visage tourmenté de rides et de verrues énormes.

— Qu’importe ? — dit Daniele Glàuro. — Il possède la divine faculté de la ferveur, il a le goût de la force toute-puissante et de la passion dominatrice. Son art n’a-t-il pas aspiré vers Prométhée, Orphée, Dante, le Tasse ? Il fut attiré par Wagner comme par les grandes énergies naturelles ; peut-être avait-il entendu en lui ce qu’il a essayé d’exprimer dans son poème symphonique : « ce que l’on entend sur la montagne. »

— C’est vrai ! dit Effrena.

Mais ils tressaillirent tous les deux en voyant le vieillard incliné sur le bordage se retourner soudain avec le geste d’un homme qui étoufferait dans les ténèbres, et s’accrocher convulsivement à sa compagne qui jeta un cri. Ils accoururent. Tous les passagers qui étaient sur le bateau, frappés par ce cri d’angoisse, accoururent aussi, se pressèrent alentour. Un regard de la femme suffit pour empêcher que l’on osât approcher du corps, qui paraissait inanimé. Elle-même le soutint, l’accommoda sur le banc, lui toucha le pouls, se pencha pour lui ausculter le cœur. Son amour et sa douleur traçaient autour du malade inerte un cercle inviolable. Tous reculèrent ; silencieux et anxieux, ils épiaient sur ce visage livide les indices de la mort ou de la vie.

Le visage était immobile, abandonné sur les genoux de la femme. Deux sillons profonds descendaient le long des joues vers la bouche entr’ouverte, se creusaient vers les ailes du nez impérieux. Les rafales agitaient les cheveux rares et fins